Unuiĝo Franca por Esperanto
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Voici une réédition numérique d’une conférence de Julien Guadet datant de 1930, venant en complément à sa précédente de 1929 à La Sorbonne : La Valeur pédagogique de l’espéranto.

Il y est question de l’aptitude de l’espéranto à traduire toutes les nuances des langues dites naturelles.

La démonstration repose sur des exercices de traduction suivis de retraduction afin de revenir au texte français d’origine. Cet exercice de retraduction, pourtant très formateur, n’est jamais proposé lors de l’étude d’aucune autre langue. Un groupe de bon niveau d’élèves volontaires, en dehors du programme du lycée, a servi cette expérience.

La brochure d’origine, de format 22×13½ cm, contient 8 pages, dont le texte est ici entièrement reproduit.


Julien GUADET

ANCIEN ÉLÈVE DE L’ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE
PROFESSEUR AGRÉGÉ AU LYCÉE DE VERSAILLES
PRÉSIDENT DE LA LIGUE FRANÇAISE DES AMIS DE L’ESPERANTO

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L’ENSEIGNEMENT
DE L’ESPERANTO

Compte rendu d’un Cours
fait à des élèves de Seconde et de Première
au Lycée Hoche à Versailles

Conférence faite à la Société Française de Pédagogie
le 22 Mai 1930

sous la présidence de
M. Charles PAGOT
PROFESSEUR A L’UNIVERSITÉ DES ANNALES

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CAHORS
IMPRIMERIE TYPOGRAPHIQUE COUESLANT
(personnel intéressé)

1930


À la suite de la conférence que j’ai faite à la Sorbonne, le 3 février 1929, sous la présidence de M. Cazals, président de la commission de l’enseignement de la Chambre des Députés, sur La valeur pédagogique de l’Esperanto, conférence qui avait été transmise par T. S. F., quelques-uns de mes élèves du Lycée de Versailles qui m’avaient entendu m’ont demandé de leur faire un cours d’Esperanto. M. le Proviseur l’a très aimablement autorisé ; et c’est ainsi que, à la mi-février, j’ai commencé un cours qui fut suivi, jusqu’à la fin de l’année scolaire, par onze élèves de seconde.

Les élèves qui ont suivi ce cours, entièrement facultatif, et venant en supplément de leurs tâches normales, que certains trouvent déjà lourdes, étaient de bons élèves : de ceux que l’effort ne rebutte pas ; de ceux aussi qui savent s’éprendre d’idéal. L’esperanto porte en soi un très haut idéal de fraternité humaine ; il apporte au monde les promesses d’un avenir meilleur. Ce sont ceux qui savent le sentir qui ont désiré s’initier à la langue auxiliaire internationale. Lavisse disait un jour qu’il existe une crise profonde de l’enthousiasme ; et, en relisant dans ses Souvenirs la vie ardente de la jeunesse sous le second Empire, on peut penser qu’il a sans doute raison. Il est réconfortant néanmoins de constater que certains des jeunes gens qui sont encore au pied de la chaire savent échapper à cette déchéance.

Avec un auditoire ainsi sélectionné, l’étude est un plaisir. Tout va bien, tout va vite. En deux leçons, les élèves apprennent tout l’essentiel de la grammaire, qui d’ailleurs est merveilleusement simple. L’unique conjugaison des verbes s’apprend en vingt minutes, le pronom seul indiquant la personne, et la terminaison grammaticale n’indiquant que le temps et le mode. Et le reste est à l’avenant.

Dès la troisième leçon, les élèves sont en état d’expliquer un texte suivi. L’ouvrage qu’ils ont entre les mains est une traduction en esperanto du « Voyage autour de ma chambre » de Xavier de Maistre. Pourquoi cet ouvrage, que certains ne mettent pas au rang des chefs-d’œuvre ? Il y a à cela plusieurs raisons. D’abord, il est intéressant, lorsque l’on peut avoir confiance qu’ils ne se reporteront pas au texte original avant d’avoir fait leur version, de donner aux élèves un texte qui soit la traduction d’une œuvre française. Cela permet, lorsqu’ils ont fait leur tâche, de leur donner le texte original, de le comparer à ce qu’ils ont reconstitué. À la lumière des infidélités commises, on peut faire la critique soit de la traduction de français en esperanto, soit de la traduction d’esperanto en français. Et même lorsque la reconstitution est fidèle, il est rare qu’elle soit aussi heureuse d’expression que le texte original : il y a en tout cas à retenir de précieuses leçons de style. Nous aurons à revenir d’ailleurs sur ces exercices de traduction et retraduction.

Ce point étant posé, pourquoi cependant choisir, parmi toutes les œuvres de la littérature française, le « Voyage autour de ma chambre » ? Simplement parce qu’il en existe une bonne traduction en esperanto, et que, d’autre part, c’est un court opuscule, dont le prix est modeste : considération qui doit jouer pour les espérantistes, le lycée ne fournissant pas les livres pour cette étude facultative.

Eh bien, le « Voyage autour de ma chambre » est un texte facile ; néanmoins, il n’a pas été composé tout exprès pour ne présenter nulle part aucune difficulté, comme ces manuels faits pour les commerçants, et qui, bien souvent, ne présentent que des phrases détachées et sans intérêt. Quelles sont les autres langues où l’on pourrait, dès la troisième leçon, aborder l’explication d’un texte suivi ?

Les thèmes furent, pendant toute la durée du cours, c’est-à-dire jusqu’à fin juin, de phrases détachées, se rapportant aux différents point de syntaxe dont on faisait par ailleurs l’étude. Quelques textes appris par cœur, l’étude systématique du vocabulaire complétaient les exercices de ce cours élémentaire, de quatre mois et demi, à raison de deux heures par semaine en classe, et environ une heure et demie de travail à domicile, ou en étude. À la fin du cours, les élèves pouvaient, avec l’aide du dictionnaire, écrire très correctement l’esperanto.

Une question que l’on pose souvent est celle-ci : « Combien faut-il de temps d’étude pour savoir l’esperanto ? » À cette question, je ne sais que répondre, car je ne sais ce que l’on entend par « savoir une langue ». S’agit-il de la parler et de l’écrire avec la même aisance qu’une langue maternelle ? Il faut beaucoup de temps. S’agit-il de savoir se débrouiller dans un texte écrit en cette langue ? Quelques heures peuvent suffire. C’est en énonçant une proportion que l’on peut répondre à la question posée. Lorsqu’il s’agit de l’esperanto, pour arriver à un certain degré de connaissance, il faut cinq fois moins de temps que s’il s’agit d’une langue naturelle. Après quarante ans d’étude du latin, un Quicherat ou un Burnouf peuvent dire modestement qu’ils ne le savent pas ; après huit ans d’étude, tel savant espérantiste peut dire modestement qu’il ne sait pas l’esperanto. Après cinq semaines passées à Londres, tel présomptueux jouvenceau peut dire qu’il sait l’anglais. Après sept jours de conversations espérantiste, tel jeune homme vous dira qu’il sait l’esperanto. J’en sais qui, effectivement, ont appris à parler la langue par la méthode directe, appliquée chaque jour pendant une traversée de New-York au Havre.

Pour expliquer la grande simplicité de l’esperanto pour le vocabulaire, il suffit de montrer qu’avec le préfixe  mal, qui indique le contraire, avec les suffixes  eg  et  et  qui indiquent respectivement l’augmentatif et le diminutif, la connaissance du seul radical  varm  qui donne l’idée de chaleur permettra de traduire les six mots français différents : glacial (malvarmega), froid (malvarma), frais (malvarmeta), tiède (varmeta), chaud (varma), brûlant (varmega). Avec le radical  grand  on formerait de même la série malgrandega, malgranda, malgrandeta, grandeta, granda, grandega ; et en français, les six termes correspondants n’existent pas, il n’y en a que quatre : minuscule, petit, grand, immense ; il n’y a pas les termes ayant à l’égard de grand le même rapport que frais et tiède à l’égard de chaud.

À la rentrée d’octobre, mes élèves, élevés à la dignité d’élèves de première, sont venus, au nombre de sept, suivre un cours supérieur. Le but que je me proposais à ce cours supérieur fut de leur donner la pleine maîtrise de la langue écrite : je n’ai nullement porté l’effort sur la langue parlée. Je crois d’abord qu’une langue auxiliaire internationale sera toujours une langue écrite plus qu’une langue parlée. Notamment, elle doit être la langue dans laquelle seront publiées de savantes recherches de tous ordres : les mémoires scientifiques s’adressent à un public international. Nous savons tous combien il est gênant, à moins d’être polyglotte, d’avoir à étudier ces mémoires écrits en toutes langues ; et nous aspirons au jour où la connaissance d’une langue aussi simple que l’esperanto pourrait suffire pour entrer en contact intellectuel avec les savants du monde entier.

Une autre raison de s’attacher surtout à la langue écrite, est qu’elle seule met en question des textes mûrement délibérés, que c’est par elle seule que l’on peut pleinement connaître la valeur littéraire de la langue. Or, je voulais établir par les faits cette opinion que j’ai depuis longtemps, que l’esperanto constitue un merveilleux instrument pédagogique pour faire sentir aux élèves les touches les plus délicates d’une pensée finement nuancée.

C’est un préjugé courant, que l’esperanto, apte au plus à servir pour les besoins les plus simples de la vie pratique, ne doit pas pouvoir rendre les finesses d’une pensée délicate. C’est ce préjugé que je veux réduire ; les exemples de traduction et retraduction que je donnerai tout à l’heure suffisent à justifier ma thèse.

Non seulement d’ailleurs l’esperanto permet de traduire les plus fines pensées, mais encore on doit dire qu’il existe un style en esperanto, qui présente ainsi tous les caractères d’une langue littéraire, aux riches sonorités. Faites-vous lire par un espérantiste le début de la traduction faite par M. le Général Bastien de l’Oraison funèbre du Grand Condé : et vous verrez que la magnificence des périodes de Bossuet se retrouve dans le texte harmonieux que vous entendrez.

Au cours supérieur, nous nous sommes donc occupés de faire des thèmes et des versions difficiles. Nous prenions d’ailleurs des textes courts, mais nous nous efforcions de les mettre complètement au point. On peut le faire avec des élèves sérieux. Je sais qu’on ne pourrait pas faire ainsi dans les classes non sélectionnées. Trop d’élèves à qui l’on proposerait un texte court, en profiteraient seulement pour terminer leur tâche plus vite, et ne sauraient en profiter pour redoubler de soins. Ceci n’empêche d’ailleurs qu’à mon avis beaucoup de professeur donnent des textes trop longs, et par contre, n’exigent pas assez un minimum de mise au point des traductions qui leur sont remises. Dans la version motamment, la compréhension du texte sans contre sens n’est qu’une condition préliminaire. C’est ensuite seulement que commence le travail vraiment intéressant et profitable au point de vue du style.

Et nous passions un temps considérable à la correction.

Les textes abordés étaient souvent des plus malaisés : pour le thème, divers passages de l’introduction d’Esrnest Havet aux Lettres Provinciales (« Quand on va résolument au fond des choses… »), un passage de Rousseau dans la lettre à Monseigneur Christophe de Beaumont (vers la fin « Ne reconnaissant de droits que les vôtres, ni de lois que celles que vous imposez… ») et d’autres qu’il est inutile d’énumérer.

Le 4 mai de cette année, avait lieu le concours supérieur organisé par la fédération espérantiste de la région parisienne. Le texte proposé pour le thème était le suivant, extrait de l’introduction du dictionnaire esperanto français de M. Grosjean Maupin :

« Pour ma part, s’il m’est permis de parler ici de mes goûts personnels, j’avoue que je trouve un singulier plaisir à relire Racine, dont le vocabulaire est si pauvre, et même à relire d’Alembert, dont le style est si sec, mais aussi si délicieusement net et clair. Je trouve un charme analogue dans la lecture des pages écrites pendant les premières années de l’Esperanto ; je me plais à admirer la souplesse avec laquelle les écrivains qui appartiennent à cette époque déjà lointaine ont su, avec un vocabulaire très pauvre, exprimer suffisamment toutes leurs pensées. »

L’un de mes élèves a fait de ce texte une traduction rigoureusement correcte au point de vue grammatical, et qui serait absolument irréprochable et pleinement fidèle si, pour « singulier plaisir », il n’avait mis « strangetan plezuron » ce qui signifie « plaisir un peu étrange » ; si pour « écrivains », il n’avait mis « skribistoj » ce qui désignerait plutôt les écrivains publics des foires de Bretagne ; si enfin, il n’avait sauté le mot « toutes ». Deux de ses camarades ont fait des traductions à peine inférieures. Voilà les résultats que l’on obtient après un an d’études faites en supplément des études normales et sans que celles-ci en souffrent.

Et pour la version, dira-t-on, peut-on avoir des textes délicats ? Pour la compréhension, non, si le texte est bien écrit : car l’esperanto correct est toujours clair. Mais pour l’expression française à trouver, il peut y avoir de sérieuses difficultés. Dans un texte de Zamenhof, nous avons rencontré ce membre de phrase : « Kaj akiri la malghojan gloron de malhelpanto kaj subfosanto » ce qui signifie mot à mot : « et acquérir la triste gloire d’un (faisant le contraire d’aider) et d’un (creusant dessous). » C’est avec hésitation que je propose cette traduction infidèle dans la forme, mais fidèle, je crois, dans la pensée : « et trouver une triste gloire dans les embûches et dans les sapes. »

Nous avans fait surtout des retraductions de traductions d’œuvres françaises. Je crois que c’est un exercice hautement profitable. Je le disais en un passage de ma conférence de la Sorbonne sur La valeur pédagogique de l’Esperanto, que l’on me pardonnera de rappeler ici :

« Jeunes gens, qui désirez montrer vos qualités de traducteurs, qualités de clarté, de fidélité, de souplesse élégante, venez à l’esperanto : vous aurez occasion de déployer vos talents. Vous aurez plus d’une difficulté à affronter et à vaincre si, du moins, vous avez cette qualité première, qui est d’être exigeants pour vous-mêmes. Vous aurez à réduire les idiotismes français à la pensée nue, vous aurez à traduire les images trop spécialement françaises par des images de compréhension internationale, vous aurez à trouver l’expression adéquate à l’idée, qui, par cela même, sera toujours élégante et correcte. L’esperanto est riche d’expressions, par les synthèses de mots toujours possibles, et il offre une matière assez belle pour tenter les artistes épris de leur art. Vous irez avec prudence, n’oubliant pas que le texte que vous établissez doit permettre à un autre traducteur de retrouver le texte d’où vous partez, non pas sans doute dans l’extrême détail des expressions, mais dans tout son sens, dont il ne faut rien retrancher, auquel il ne faut rien ajouter.

Vous pourrez, avec un partenaire, tenter ces exercices de traduction et de retraduction, joutes que l’on ne vous proposera, et avec raison, ni sur le latin — ou le grec — ni sur une langue vivante étrangère. L’un partira d’un texte français et le traduira en esperanto ; l’autre partira de ce texte nouveau et reviendra au français. Vous comparerez ensuite le texte initial et le texte final : les infidélités commises apparaîtront à l’évidence. Vous chercherez, amicalement, qui en porte la responsabilité, et vous trouverez, en général, qu’elle est partagée. Vous comparerez aussi l’expression initiale et l’expression finale des pensées correctement conservées, et vous y prendrez de dures leçons de style. Quelquefois, cependant, vous aurez vos revanches ; vous constaterez, avec un malin plaisir, que telles œuvres réputées excellentes ont aussi leurs faiblesses : c’est passer un texte au crible le plus sévère que d’en essayer la traduction, et plus d’une réputation de styliste s’écroule à cette épreuve. »

Je ne saurais mieux faire, pour indiquer les résultats obtenus, que de donner un texte initial et sa reconstitution après double traduction. Voici un passage de Maeterlinck :

« Les abeilles donnent le miel et la cire odorante à l’homme qui les soigne ; mais, ce qui vaut peut-être mieux que le miel et la cire, c’est qu’elles appellent son attention sur l’allégresse de juin, c’est qu’elles lui font goûter l’harmonie des beaux mois, c’est que tous les événements où elles se mêlent sont liés aux ciels purs, à la fête des fleurs, aux heures les plus heureuses de l’année. Elles sont l’âme de l’été, l’horloge des minutes d’abondance, l’aile diligente des parfums qui s’élancent, l’intelligence des rayons qui planent, le murmure des clartés qui tressaillent, le chant de l’atmosphère qui s’étire et se repose, et leur vol est le signe visible, la note convaincue et musicale des petites joies innombrables qui naissent de la chaleur et vivent dans la lumière. Elles font comprendre la voix la plus intime des bonnes heures naturelles. À qui les a connues, à qui les a aimées, un été sans abeilles semble aussi malheureux et aussi imparfait que s’il était sans oiseaux et sans fleurs. »

Et voici la reconstitution faite par l’un de mes élèves, après double traduction :

« Les abeilles donnent le miel et la cire parfumée à l’homme qui prend soin d’elles ; mais ce qui peut-être vaut mieux que le miel et la cire, c’est qu’elles attirent son attention sur l’allégresse de juin, qu’elles lui font goûter l’harmonie des beaux mois, que tous les événements auxquels elles sont mêlées ont trait aux cieux purs, à la fête des fleurs, aux heures les plus heureuses de l’année. Elles sont l’âme de l’été, l’horloge des minutes de l’abondance, l’aile diligente des parfums qui sautillent, l’intelligence des rayons qui planent, le murmure des clartés qui tressaillent, le chant de l’atmosphère qui se détend et se repose, et leur vol est le signe visible, la note probante et musicale des petites joies sans nombre qui naissent de la chaleur et vivent dans la lumière. Elles font comprendre la voix la plus intime des bonnes heures de la nature. Pour celui qui les a connues un jour, qui un jour les a aimées, un été sans abeilles semble aussi triste et aussi imparfait que s’il était sans oiseaux et sans fleurs. »

L’infidélité de la dernière phrase est imputable au premier traducteur, de français en esperanto, qui n’a pas respecté la répétition « À qui…, à qui…, » et qui a ajouté « un jour…, un jour…, »

J’ai voulu faire une expérience analogue avec un texte beaucoup plus difficile, avec, parallèlement, une expérience de traduction du même texte de français en anglais et d’anglais en français. Les traductions à partir du texte initial furent faites respectivement par un savant espérantiste agrégé de grammaire et par un professeur agrégé d’anglais. Les retraductions en français furent faites, pour l’esperanto, par un groupe de mes élèves, en collaboration, et, pour l’anglais, par un groupe d’élèves de philosophie, en collaboration. Les deux groupes étaient constitués par des élèves de valeurs équivalentes, au dire de M. Bezard, qui était, ou avait été, l’année précédente, professeur de lettres des uns et des autres. Au moment de l’expérience, les espérantistes étudiaient la langue depuis moins d’un an ; les anglicistes avaient, au contraire, six années d’étude derrière eux. Voici le texte initial, extrait de l’introduction aux Lettres Provinciales, par Ernest Havet.

« Les jésuites sont des politiques ; ils n’ont été créés que pour porter la politique dans la religion, c’est-à-dire là où les ressources de la politique, ses expédients, ses manèges, ses corruptions révoltent le plus les âmes saintes, et même simplement les âmes fières. Avant tout, ils veulent être les maîtres et ils vont tout droit aux moyens les plus sûrs, qui sont, dans le gouverné, l’abandon de tout orgueil et de toute dignité, et dans le gouvernant, la complaisance pour tous les mauvais instincts du gouverné, l’une de ces deux choses servant à acheter l’autre. Il fallait s’emparer du mari par la femme, et du maître par les valets ; il fallait surtout tenir les âmes faibles par leurs faiblesses et les âmes basses par leurs abaissements. C’est là ce qu’on appelle l’esprit jésuitique, parce que les jésuites l’ont porté à sa perfection ; et quoiqu’ils n’aient pas inventé la casuistique, il est juste qu’ils en répondent parce que nul ne s’en est servi comme eux ; et que c’étaient eux et non pas d’autres qui étaient en possession de gouverner par la casuistique les rois et les grands, et de conduire ainsi le train du monde. »

Voici la reconstitution par les anglicistes :

« Les jésuites sont des politiques ; ils furent créés uniquement pour introduire la politique dans la religion, c’est-à-dire là où les expédients de la politique, ses combinaisons, ses artifices et sa corruption choquent le plus les âmes saintes et même les âmes simplement fières. Ils veulent la suprématie avant tout et vont droit au but par les moyens les plus sûrs, qui sont, chez la personne dirigée, l’abandon de tout reste de fierté et de dignité et chez le supérieur l’art de flatter tous les mauvais instincts de celui qu’il dirige, une de ces deux attitudes servant à acquérir l’autre. Il était nécessaire de s’assurer d’un mari par sa femme et d’un maître par ses serviteurs. Il était surtout nécessaire de tenir les âmes faibles par leurs faiblesses, et les âmes basses par leurs bassesses. Voilà ce qu’on entend par l’esprit jésuite, parce qu’il a été amené à son comble par les jésuites ; et bien que ce ne soit pas eux qui aient inventé la casuistique, il est juste qu’ils aient à en répondre, puisque personne ne s’en est servi autant qu’eux et que ce fut eux et non pas d’autres qui furent en position de régner sur les rois et les grands au moyen de la casuistique, et de diriger ainsi à leur gré la marche du monde. »

Voici la reconstitution par les espérantistes :

« Les jésuites sont des politiciens ; ils ont été créés dans le seul but d’introduire la politique dans la religion, c’est-à-dire là où les ressources de la politique, ses machinations, ses stratagèmes, ses corruptions révoltent le plus les âmes saintes, et même simplement les âmes généreuses. Avant tout ils veulent être les maîtres et ils s’adressent directement aux moyens les plus sûrs, qui sont chez le sujet l’abandon de tout amour-propre et de toute dignité, et chez le chef la complaisance pour tous les mauvais instincts du sujet, car l’une de ces deux choses sert à acheter l’autre. Il fallait maîtriser le mari par la femme et le maître par les laquais ; surtout il était nécessaire de tenir les âmes faibles par leurs faiblesses, et les âmes basses par leurs bassesses. C’est ce qu’on appelle l’esprit jésuite, parce que les jésuites l’ont porté à sa perfection, et bien qu’ils n’aient pas inventé la casuistique, il est juste qu’ils en répondent, car personne ne s’en est servi à leur égal, et il n’y a qu’eux, eux seulement qui eurent le pouvoir de régner par la casuistique sur les rois et les grands, et de conduire ainsi la marche du monde. »

C’est la plume à la main qu’il faut étudier ces deux reconstitutions pour savoir laquelle est la plus fidèle. Je laisse à chacun le choix de se faire une opinion.

Certains sceptiques pourraient dire : « Écrire en esperanto, cela consiste à mettre des  o  et des  a  au bout des mots français ; pour revenir au français, il n’y a qu’à supprimer ces o et ces a ; il n’est pas extraordinaire qu’ainsi, on arrive à une reconstitution fidèle. » Je tiens à répondre que la traduction faite en esperanto est une œuvre de bonne foi. On n’a pas pris systématiquement le radical du mot français, même s’il existe en esperanto. Pour « les âmes fières », le texte porte « la altkarakterajn animojn », bien qu’en esperanto le mot « fiera » existe qui, sans doute, aurait mieux guidé les seconds traducteurs. Mais « fiera » en esperanto ou bien se prend en mauvaise part, ou bien en bonne part dans le sens de « légitimement fier », comme dans le vers de Boileau :
     Le Rhin tranquille et fier du progrès de ses eaux.
Dans le texte de Havet, le sens de fier est : « qui ne s’abaisse pas à des compromissions », et en esperanto, fiera ne peut avoir ce sens.

Peut-être d’ailleurs la traduction de français en esperanto, bien que remarquable déjà, pourrait-elle être améliorée encore. Par exemple, elle aurait pu respecter, et ne l’a pas fait, la rupture de symétrie du texte français:  « les âmes faibles par leurs faiblesses et les âmes basses par leurs abaissements. » En esperanto, — et c’est ce qui fait le prodigieux intérêt du thème — on peut créer tous les mots par combinaison d’un ou de plusieurs radicaux officiels avec les suffixes et les préfixes. Pour traduire un mot, il faut en chercher la définition, puis créer par synthèse le mot correspondant exactement au concept qu’il s’agit d’exprimer.

De toute l’expérience que constitue ce cours fait au lycée de Versailles quelles leçons peut-on tirer ? Les élèves qui suivaient ce cours savaient déjà ce que c’est que traduire. Si l’on avait eu affaire à des novices en l’art des traductions, les progrès eussent été sans doute moins rapides. Il ne semble pas douteux cependant que, par l’esperanto, on puisse enseigner cet art. En tout cas, parce que les difficultés grammaticales sont, pour ainsi dire, inexistantes, il ne reste à vaincre que les difficultés d’expression : mais ce sont celles-là qui sont instructives et éducatrices ; c’est un avantage que de ne pas égarer l’effort des jeunes gens sur des difficultés d’un autre ordre, purement formel, et que de les mettre très vite en état d’aborder les exercices vraiment éducatifs.

Il ne nous appartient pas ici de dire quelle place l’Esperanto pourrait avoir dans notre enseignement officiel. Faut-il, — et ceci n’est pas loin, je crois, d’être la pensée de M. Maurice Weber, et des Compagnons de l’Université Nouvelle — lui faire une place dans la classe vestibule de l’enseignement du second degré, comme concrétisation, en quelque sorte, des théories de linguistique générale, et en introduction à l’étude des autres langues ? Faut-il, reprenant la pensée de Boirac, qui disait de l’esperanto qu’il serait le latin de la démocratie, songer à lui comme succédané des langues anciennes pour les élèves qui ne peuvent recevoir, pour telle ou telle raison, les bienfaits de la culture gréco-latine ? Chacun, sur ces divers points, peut avoir son opinion. Il m’appartient seulement ici de montrer la valeur de l’outil.

Et mes élèves, que sont-ils devenus ? Plusieurs d’entre eux ont passé devant le jury du groupe de Paris l’ « atesto pri kapableco », ce qui signifie le certificat de capacité. Il n’est guère possible à ceux qui ont connu l’idéal espérantiste de s’en abstraire. Ils vont, à leur tour, devenir les pionniers de la cause.

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(Extrait du Bulletin de la Société Française de Pédagogie, n° 37, de septembre 1930).

 

 


CAHORS, IMP. A. COUESLANT  (personnel intéressé).  —  41.172


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