Unuiĝo Franca por Esperanto
Biblioteko  Hippolyte  Sebert

retroiri al la listo de diversaj dokumentoj


La Propagande allemande
par l’Esperanto
PENDANT LA GUERRE 1914-1918

Camille Aymonier   (1922)


L’article ci-dessous concerne la propagande guerrière pangermaniste durant la première guerre mondiale 1914-1918. Il a été publié par "Les Archives de la Grande Guerre et de l’ Histoire contemporaine", 4e année, N° 41, pages 1277 à 1319, en 1922. Cette propagande est ici présentée d’après lecture de l’ "Internacia Bulteno", bulletin bimensuel allemand rédigé en langue auxiliaire internationale espéranto.

Un siècle a passé et cet article peut surprendre — tant les espérantophones que les autres. On n’y apprend rien que l’on ne savait déjà, l’espéranto n’étant qu’une langue, pas une école de sagesse ; l’ espéranto n’est jamais qu’un outil pour communiquer, un bon outil offert pour le service de tous, de tous pays, de toutes classes et castes, de tous âges, de toutes professions, de toutes religions, offert aux commerçants, ambassadeurs, penseurs, ouvriers, artistes, poètes, utopistes, scientifiques, ainsi qu’aux journalistes et aux militaires…

Mais au fond, si ; — on est surpris en lisant cet article : parce qu’il date du lendemain de la guerre de 1914-1918, pas de celle de 1939-1945 qui transparaît en certains mots, certaines phrases, et encore parce qu’il a été rédigé avant le roman "1984" d’Orwell…

L’ espéranto, ce n’est pas la "Novlangue" orwellienne, pas de la "langue de bois", mais ce n’est pas non plus la Sainte Pentecôte sur Babel-Babylone…

L’auteur de l’article, Camille Aymonier, était à l’époque un espérantiste fort connu pour ses études sur la grammaire de l’espéranto, il était professeur de grammaire. C’est avec plaisir que notre bibliothèque publierait ici le résumé en espéranto du présent article ; merci aux traducteurs.

R. F.

Liens vers les têtes de paragraphes :

Liens vers d’autres pages :

La photo de la page de couverture (format d’origine : 25×17cm) :
Sommaire du N° 41 des Archives de la Grande Guerre.

Les articles publiés par "Les Archives" sont par ailleurs lisibles dans le site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France :
"Les Archives de la Grande Guerre" à la B.N.F.


La Propagande allemande
par l’ Esperanto
PENDANT LA GUERRE 1914-1918

————

BUT ET MOYENS

Les Allemands se flattent de posséder à un degré, où nul peuple n’atteint, le génie de l’organisation. La façon dont ils ont préparé, conduit, soutenu cette guerre n’est pas faite pour leur ôter la bonne opinion qu’ils ont de leur supériorité.

L’Allemagne, en joueur résolu à gagner la partie qu’il a engagée, avait mis dans cette guerre toutes ses chances, toutes ses ressources. Elle a fait une guerre totale. Elle n’ignore pas le rôle de l’opinion et ses docteurs en psychologie et en Völkerpsychologie lui ont enseigné l’art de la façonner et de la manœuvrer. La Presse est devenue la septième arme. Ils sont entrés dans les conseils de l’État-Major. Ils ont, en collaboration avec les officiers du Kriegspresamt (bureau militaire de la presse), donné les directives des campagnes de presse, dressé le plan des offensives morales, ou, si l’on veut une autre image, ils ont été les chefs d’orchestre de l’immense concert qui chantait la gloire de la grande Allemagne, partout, en même temps, sur le même ton et sur tous les tons.

Dans les pays neutres, et même dans les pays ennemis, les Allemands eurent leurs journaux ; ils fournissaient régulièrement une copie toute prête. Pour servir à une propagande internationale, une langue internationale pouvait être employée. L’Esperanto fut mobilisé dès le début. L’État accorda les subsides que les Espérantistes demandèrent et l’Esperanto fit sa partie dans le concert. Le public avait peut-être le droit de marquer quelque surprise.

Dans la pensée de son créateur, l’Esperanto devait être un instrument de paix, préparer la réunion de tous les peuples en une même famille. Espoir généreux, qu’il exprimait par le nom même qu’il donna à sa langue, par l’hymne à la Paix qu’il composa et qui est devenu le chant quasi officiel des Espérantistes. Les nécessités de la propagande l’obligèrent assez vite à souscrire à une définition moins ambitieuse, plus large et à accorder le titre d’Espérantiste à quiconque ferait usage de sa langue.

Les Espérantistes allemands, en entrant dans la mêlée, ont commencé par rappeler les termes de cette définition. Des français s’étonnant de leur attitude, ils expliquent que c’est à eux plutôt de s’étonner, que d’ailleurs l’humanité n’est pas près de se hausser à l’idéal de Zamenhof, que, tant que certains peuples seront jaloux de la prospérité de leurs voisins, la guerre seule réglera les conflits et qu’en attendant l’ère nouvelle que contribuera à amener l’Esperanto, ils veulent faire servir cette langue neutre à la défense de leur idéal national, de leur État. Le vigoureux réalisme allemand, à l’heure du danger, quittait vite le pays des chimères.

Bien mince, problématique même pouvait paraître l’efficacité d’une propagande par l’Esperanto. Son action ne faisait que se surajouter à celle des langues nationales. Les Allemands cependant ne l’estimèrent point négligeable. Peut-être pensaient-ils, non sans des apparences de raison, que leurs plaidoyers, traduits en Esperanto, bénéficieraient de l’amour que les Espérantistes ont pour leur langue et des sympathies que des correspondances suivies, des relations éprouvées, des campagnes menées en commun ne manquent pas de faire naître entre eux.

Leur but est de défendre l’Allemagne et son alliée contre les mensonges et les calomnies. L’Allemagne surtout, prétendent-ils, est en butte aux attaques les plus infâmes, non seulement de la presse ennemie, mais encore des agences officielles. L’Angleterre a rompu les câbles qui l’unissent au monde extérieur. La vérité n’a plus les moyens de se faire entendre ; ils feront qu’elle soit entendue. Ils écriront loyalement, sans mentir jamais. S’ils sont Allemands d’abord, ils ne laissent pas d’être Espérantistes et ils se réjouissent de prouver, du même coup, au monde l’utilité de l’Esperanto. Quelques mois après, le nombre de leurs lecteurs avait quadruplé, les demandes affluaient, auxquelles ils ne pouvaient satisfaire, la première série étant épuisée.

C’est justice de reconnaître que leur revue, Internacia Bulteno (I.B. en abrégé) rédigée avec soin, habilement composée, imprimée sur beau papier, illustrée de photographies, méritait ce succès. Les Français ne devaient pas prendre ombrage de cette activité, ils étaient invités à suivre cet exemple, à faire connaître la vérité du point de vue français : ce serait tout profit pour les neutres.

Les Espérantistes français hésitèrent quelque temps. Pressés par les neutres, que leur silence étonnait, un groupe d’Espérantistes décida d’organiser une propagande française. C’eût été pitié que la France qui travailla tant pour l’Esperanto fût la première victime de son zèle désintéressé. Dans la mesure des ressources assez maigres et très incertaines qu’il eut à sa disposition, le Comité « Pour la France par l’Esperanto » s’efforça de collaborer à l’œuvre commune entreprise par l’Alliance française, les Chambres de commerce etc…

Il convient d’établir d’abord à grands traits le bilan des deux activités rivales. Les Allemands distribuèrent, au début de la guerre, les communiqués officiels, imprimés sur papier jaune et au fur et à mesure qu’ils paraissaient. Ils traduisirent le Livre Blanc sous le titre : La vero pri la milito : La vérité sur la guerre, la brochure du Dr Hellferich sur les Origines de la guerre d’après les documents de la Triple Entente ; ils éditèrent des albums de photographies, des affiches, des tracts divers. L’organe principal de leur propagande fut l’Internacia Bulteno qui parut deux fois par mois, de novembre 1914 à janvier 1919. Cette Revue reproduisait généralement les documents officiels importants, les discours du chancelier, les articles de fond des journaux semi-officiels, une abondante correspondance des pays neutres et encore qu’elle marque assez son opinion par le choix des textes cités, la Rédaction l’exprime directement par ses commentaires et ses propres dissertations.

Les Espérantistes français n’eurent pas d’organe régulier. Ils répandirent des feuilles volantes doubles, susceptibles, expliquaient ils dans un Appel à tous les Français, « d’être envoyées isolément comme les comuniqués officiels allemands, mais qui contrairement à ceux-ci seraient consacrées chacune à une série de sujets connexes, de façon à réunir sur les mêmes feuilles les sujets susceptibles d’intéresser les mêmes catégories de lecteurs et d’être distribuées utilement dans les mêmes milieux ». Voici les titres des sujets traités : Ce que les neutres pensent de la guerre ; À propos de la neutralité belge ; Réponses à quelques assertions allemandes ; Les Crimes allemands d’après les témoignages allemands (Bédier) ; Le martyre de la Belgique ; Manifestation en l’honneur de Miss Cavell ; En l’honneur des martyrs de la guerre (Miss Cavell et Eugène Jacquet) etc. Ils éditèrent aussi un certain nombre de brochures : Premier et second rapport officiel sur les Atrocités allemandes ; La guerre allemande et le catholicisme ; Qui a voulu la guerre (Durckheim et E. Denis) ; Comment les Austro-Hongrois ont fait la guerre en Serbie ; Le touriste allemand (Wetterlé).

Nous nous proposons d’analyser la thèse allemande soutenue par des Espérantistes allemands. La discussion ne trouvera pas place ici ; à peine relèvera-t-on d’un mot l’offense trop vite faite au vrai. Les réfutations nécessaires, le lecteur saura où les trouver. Il n’est pas, a-t-on dit, de petit fait pour l’Histoire, pas de document qui n’ait son prix. Pour la connaissance exacte ou complète de l’esprit public allemand, il y a un intérêt de nature toute particulière à savoir ce qu’ont pensé, proclamé des Allemands qui en grande partie faisaient profession de pacifisme ou d’internationalisme.

*
*   *

ESPRIT ET MÉTHODE

Il arrive que, avant de s’engager dans la lecture suivie d’un livre ou au cours de la lecture, on porte ses regards sur la conclusion. On prendra la liberté de commencer par la fin et de résumer l’esprit et la méthode de cette propagande, tant qu’ils se dégagent des faits. L’exposition y gagnera en clarté.

Ce qui frappe d’abord, c’est l’assurance tranquille, doctoralement tranchante, qui à la longue en impose, des rédacteurs, la confiance imperturbable qu’ils affirment de posséder la vérité, toute la vérité, et eux seuls, car eux seuls sont objectifs, disent la vérité objective. Leurs adversaires se laissent indignement tromper, aveugler, endormir, incapables d’ailleurs de dégager la vérité, un Français plus qu’un autre, épris qu’il est de discours exagérés, vides de contenu, autant que l’Allemand l’est d’une parole brève, précise, riche de substance et surtout objective. L’Allemand s’attache à recueillir des faits prouvés ; le Français cède à la passion, à la haine ou au chauvinisme.

Des Espérantistes français ne sauraient donc exposer que le « point de vue français » et ils le déclarent en effet, eux-mêmes, en toute simplicité. Et l’I.B. de triompher « Voilà bien la différence entre eux et nous. Nous ne faisons paraître que des documents vrais ». Les Allemands oublient seulement, et leur oubli ou leur inadvertance est assez suggestif, que ce sont eux qui ont invité les Français à faire connaître « le point de vue français » et qu’ils ont écrit de leur côté qu’ils s’efforçaient de défendre sans passion « le point de vue allemand ».

Tout ce qui est défavorable à l’Allemagne manque d’objectivité. Le réquisitoire sur les Atrocités, dressé par des magistrats français, n’est qu’un amas de calomnies odieuses, propres à donner la nausée et qu’ils repoussent du pied. N’est pas neutre quiconque ne se prononce pas en faveur de l’Allemagne. « Une personne qui se dit neutre, mais ne veut pas ou ne peut pas juger les événements objectivement, à nos yeux, n’est pas neutre. Elle l’est à la manière de ceux que glorifient nos adversaires ». « Il semble que ce soit un trait caractéristique de l’esprit français de ne pas considérer comme objectif celui qui n’approuve pas absolument leur conduite. Laissons-les. Cette psychose, à la paix, fera place, espérons-le, à une façon de penser plus saine ».

Un universitaire anglais M. Claudesley Brereton a écrit : « Personnellement l’auteur n’a jamais pu discuter avec un Allemand, du moins avec un Allemand du Nord. Il s’apercevait inévitablement que l’Allemand avait totalement raison et que lui-même avait totalement tort ». De bons juges s’accordaient à dire avant la guerre : « Discutez avec un Allemand, il commence par vous déclarer qu’il est fermement convaincu : ich bin fest überzeugt, il ne consent qu’à entendre sa vérité, il ne vous écoute pas ».

Que doit penser un neutre de l’objectivité allemande, en rencontrant à chaque instant des affirmations catégoriques présentées comme évidentes, avec une invariable assurance ? « Le mépris des Français pour les conventions internationales de la Croix Rouge est suffisamment connu ». Quelle que soit l’action blâmable, grave ou légère, ils répondent uniformément : « Il n’est pas nécessaire de souligner spécialement qu’une action de cette sorte est tout à fait étrangère à l’esprit des marins allemands ». Quiconque, à quelque peuple qu’il appartienne, connaît notre armée allemande, la discipline sévère qui s’y est affirmée pendant de nombreuses guerres glorieuses repoussera avec indignation… ». Toutes les accusations, ils les écartent : « Quelqu’un oserait-il contester que même par représailles nous ne bombardons jamais hors de la zone militaire ? ». « La commission neutre qui a fait une enquête sur les destructions a constaté que les troupes allemandes n’ont jamais visé que des buts strictement militaires ». Ces troupes innocentes ne sauraient même se livrer jamais à des plaisanteries douteuses. Des Français auraient écrit « cochons gras », sur des wagons de prisonniers : Celui qui connaît la France ne trouve pas extraordinaire cette plaisanterie. Il n’est pas nécessaire de faire remarquer que pareille raillerie cynique ne peut pas se produire en Allemagne.

Ils nient donc tout, se bornant à répéter avec les 93 représentants de la culture allemande, es ist nicht wahr : ce n’est pas vrai, lesquels 93 avaient engagé leur parole et leur honneur, a priori, sans enquête, sans discussion, sans preuves. L’I.B. se refuse de même à discuter le rapport officiel français sur les Atrocités : « L’armée allemande est trop haut placée pour être atteinte par de telles ignominies. Ce rapport montre comment une haine impuissante et aveugle pousse un adversaire qui passait autrefois pour chevaleresque à employer des armes empoisonnées ».

Le jugement des 77 catholiques éminents fait pendant à celui des 93 intellectuels : « Celui qui connaît même superficiellement notre peuple dans sa force éthique et morale et qui a vu notre jeunesse aller à la guerre avec tant d’héroïsme et d’esprit de sacrifice, celui-là est absolument incapable de comprendre la monstrueuse pensée que la barbarie pût trouver place dans les rangs allemands. La plus grave, la plus inexcusable ignorance du peuple allemand a dicté ces accusations ».

Le raisonnement, de même qualité, peut se résumer ainsi, celui des 93 : Les universités allemandes sont parfaitement bonnes, partant, l’enseignement qu’elles donnent est parfaitement bon. Dès lors, les Allemands que cet enseignement a formés ne peuvent manquer d’être parfaitement bons ; celui des 77 : Les Allemands possèdent les plus magnifiques vertus ; partant, ils ne sauraient être coupables des actes de barbarie qu’on leur reproche. Dès lors, ils sont innocents. Il n’est pas vrai, car il ne peut être vrai, nous ne croyons pas, nous ne voulons pas qu’il puisse être vrai.

Fichte a des disciples. On connaît ses déductions. L’Allemand seul parle une langue vivante, possède une culture de l’esprit qui soit fonction de la vie et pénètre au plus intime de l’être ; partant, l’Allemand seul a un caractère sérieux, grave et toutes les vertus et toute culture. Donc, il doit être l’éducateur de l’humanité pour assurer l’œuvre du Progrès et donc encore, quiconque croit à la culture, souhaite le règne de la culture, celui-là est de la race allemande, celui-là deviendra Allemand.

L’I.B. reconnaît Fichte pour maître. Si parfois on témoigne quelque indulgence aux Français, c’est que la France a encore dans les veines du bon sang allemand, qu’elle n’est romanisée que par la langue, que tous les éléments sains, vigoureux sont allemands et que seuls les éléments celtes, d’accord avec l’Angleterre, se plaisent à faire la guerre à l’Allemagne.

Pour l’I.B. aussi l’Allemagne est l’éducatrice de l’univers, en toute discipline. La guerre au fond n’est pas autre chose que la révolte d’écoliers indociles contre un maître sévère : « On a voulu délivrer l’Europe de celui qui la châtie. Quiconque voit clair peut considérer la guerre comme une révolte d’écoliers qui ne pouvant supporter l’éducation et l’ordre, le travail honnête et l’effort, attaquent leur maître pour sauver leur liberté ».

*
*   *

L’Allemand a l’esprit géométrique et déductif. Il excelle à dérouler sans fin les conséquences d’un principe. Il faut prendre garde aux postulats qu’il érige en axiomes et qui peuvent n’être que la traduction de ses désirs ou de son orgueil. M. René Lote a mis en lumière ce qu’il appelle le mysticisme de la science allemande ; il a montré que, jusque dans ses travaux scientifiques, l’Allemand ne se fait pas faute de plier les faits à ses vues, qu’il refaçonne le monde, le repense, pour ainsi dire, avec une âme germaine ou pangermaniste à son usage et à ses fins.

Une observation générale, une loi n’a de valeur qu’autant qu’elle s’appuie sur des faits. Ce n’est pas des faits que l’I.B. a le culte, mais d’un fait, du fait unique choisi par lui, sur lequel il édifie une théorie, formule des principes, par une généralisation précipitée, analogue a celle de l’Anglais qui débarque à Boulogne, voit une femme rousse et écrit : Les Françaises sont rousses. Ce fait, habilement choisi, authentique ou même douteux, peu importe, devient un leitmotiv, répété à satiété, à tout propos, unique et péremptoire réponse. Baralong ! C’est comme le « sans dot » ou le « le pauvre homme » de Molière. Les Allemands ont accusé le commandant d’un croiseur auxiliaire anglais d’avoir fait tirer sur les naufragés d’un sous-marin allemand. Les Anglais proposent d’instituer une enquête, qui serait confiée à la marine américaine, d’étendre cette enquête à tous les cas ou même de la limiter aux quarante huit heures qui suivirent l’incident du Baralong, pendant lesquelles les Allemands firent périr, en coulant l’Arabic, 47 passagers, tuèrent sans pitié les marins d’un navire échoué et enfin tuèrent ou blessèrent grièvement les marins d’un navire coulé qui se sauvaient à la nage. Les Allemands refusèrent mais ne cessèrent de crier de plus en plus fort : Baralong, Baralong ! Le chancelier lui-même déclarera au Reichstag : « Auparavant on accordait une attention spéciale au danger que court la population civile ; depuis l’affaire du Baralong, ces considérations n’ont plus de raison d’être ». Et quelles que soient les atrocités que l’on soit en droit de reprocher à l’Allemagne, destructions gratuites, pillages ordonnés, meurtres, déportations, torpillages, bombardements, l’on entendra ce mot : Baralong, qui répond à tout, suffit à tout, justifie tout.

Ab uno disce omnes [*], tel est l’adage qu’ils invoquent eux-mêmes. Un soldat français, le soldat Lancial du 148e d’infanterie a déclaré que son régiment avait le premier violé la neutralité de la Belgique (!). Le soldat Lancial a tranché le problème. Le problème ne se pose plus.
   [*]  D’après un seul jugez de tous les autres.

« Les atrocités que le gouvernement allemand a pu vérifier se sont trouvées fausses », le problème est résolu. « Celui qui a menti une fois, on ne le croit plus ».

La revue française, le Miroir, nous le verrons, fut victime d’un agent pro-allemand, qui lui communiqua des photographies, dont la légende était menteuse. I.B. conclura à la perfidie raffinée des français, au truquage de toutes les images photographiques.

L’illustre savant Bédier, illustre même en Allemagne, a commis une légère erreur de traduction : il a traduit granate par grenade et entre les deux sens possibles d’une phrase ambiguë, il a opté pour le plus vraisemblable ; M. Bédier est un faussaire.

*
*   *

Un officier interprète, professeur agrégé d’allemand, qui a étudié avec une grande pénétration les campagnes de l’offensive morale de la Gazette des Ardennes, les mêmes que celles de l’I.B. avec les différences que comporte la différence des publics auxquels l’un et l’autre s’adressent, parle du coup du Prussien, composé de bluff et d’esbroufe et qui consiste, pour le voleur qui se sauve, à crier : au voleur, plus fort que le gendarme, pour l’incendiaire, accuser sa victime d’avoir elle-même mis le feu à sa propre maison. L’I.B. n’ignore pas le coup du Prussien. C’est nous qui avons commencé, nous et les Belges, oui les Belges, c’est nous et les Anglais qui avons employé les premiers les balles dum-dum, les gaz asphyxiants, c’est nous qui avons donné l’exemple de toutes les cruautés : « Qui a abusé des églises pour des usages militaires ? Quels aviateurs ont bombardé des lieux non défendus sans autre résultat que le meurtre de paisibles habitants ? Qui sans motif a détruit les habitations des civils en Alsace ; qui pille même ses propres concitoyens ? Qui a fait du nord de la France un désert ? Ce sont les soldats français ».

Ils crient au scandale, prennent à témoin l’univers des outrages faits à l’humanité. Ceux qui ont torpillé la Lusitania écrivent : « L’armée britannique ne sait plus rien des traditions de ses marins d’autrefois que notre marine croyait encore exister chez elle, les plus élémentaires sentiments d’humanité lui sont devenus étrangers ».

Sont-ils sincères et dupes quand ils reproduisent des bruits invraisemblables, d’après lesquels nos prisonniers en Allemagne recevraient des instructions pour détruire les casernes, les fabriques, les fermes, les arbres ? et quand ils concluent : « Affamer des femmes et des enfants, torturer des prisonniers ne sont que des crimes sans importance comparés à ces abominations qui consistent à frapper dans le dos de braves et pacifiques cultivateurs et industriels. Que ce nouvel exemple fasse de nouveau clairement connaître à l’univers le haut degré de la culture et de la civilisation françaises ».

*
*   *

Aux mouvements d’indignation l’I.B. allie volontiers l’ironie froide, cassante, méprisante. On croit ouïr parfois le ricanement de Méphistophelès. À un Francais qui avait exprimé le vœu que la lumière fut faite, il est répondu : « Nous sommes tout à fait d’accord avec vous monsieur, lux fiat ! Dans votre tête aussi ! Vous n’avez pas besoin que de lumière, mais aussi de comprendre combien épaisses sont les ténèbres où vous vivez. Lisez notre Bulletin et vous comprendrez, peut-être ».

Paris est quotidiennement bombardé par les avions. « Simple et juste châtiment. Les aviateurs allemands ont choisi la place forte de Paris. Ou est-ce que par hasard Paris n’est pas une place forte ? Que les Parisiens se tranquillisent donc et ne nous fatiguent plus avec leurs accusations si déplacées de barbarie ». Quelques mois après, les Berthas ont atteint une église le vendredi saint, à l’heure de la mort du Christ, et tué des femmes et des enfants en prière : « Que les hommes et les femmes corrompus de la place forte de Paris pour qui les descriptions sanglantes de leurs reporters flattent agréablement la sensibilité, prouvent maintenant dans leur propre corps les effets de la guerre. Le bombardement sera continué ».

La colère, le dépit se trahissent par de brèves menaces sourdes : « Gare le réveil ! Terrible sera le réveil ! » revient à chaque instant. « Malheur aux criminels qu’attend plus tard la colère populaire ! » Parfois aussi l’I.B. sourit et plaisante ou se met en frais d’esprit. Relevant, dans le rapport sur les Atrocités, que des soldats allemands auraient violé une femme de 60 à 70 ans, il ironise : « Est-ce que les enquêteurs croient réellement que les Allemands ont le goût si mauvais qu’ils s’attaquent de cette façon à de vieilles femmes ? »

Un Français leur a écrit que l’Allemagne avait hésité à attaquer la France par la Belgique ou la Suisse, hypothèse fort vraisemblable qu’envisagea à plusieurs reprises notre État-major et que vient de confirmer, dans une conversation, le roi d’Espagne : « Cette opinion est caractéristique du manque de scrupules avec lequel le gouvernement trompe le peuple et de l’absence de réflexion du peuple français lui-même. Nous en savons plus que lui encore. Les Allemands avaient l’intention de conquérir la Suède, le Danemark, la Norvège, l’Angleterre et de là de passer en France par le tunnel sous la Manche… »

Ces traits rapides permettront sans doute de mieux s’orienter à travers la riche argumentation que l’I.B. met en œuvre pour la défense et l’attaque et que nous allons analyser sommairement.

*
*   *

CAUSES DE LA GUERRE, RESPONSABILITÉS

Le premier numéro de l’I.B. était consacré entièrement aux causes de la guerre.

À l’égard de la France, les Allemands ne marquent aucune surprise ; ils savent depuis quarante ans ce à quoi ils doivent s’attendre ; nul Allemand ne reprochera à la France de prendre part à la lutte.

L’Angleterre, jalouse de la prospérité commerciale de l’Allemagne se prépare depuis longtemps à la guerre, accumulant les approvisionnements de munitions sur la frontière belge : n’en a-t-on pas trouvé à Maubeuge ?

La Russie a déclenché la guerre. Si elle eût réussi à satisfaire ses ambitions, c’était la fin de l’Autriche et l’Allemagne ne pouvait le tolérer. La Russie comptait n’attaquer qu’en 1916. De trois côtés, l’Allemagne était menacée. La France voulait sa revanche, l’Angleterre la destruction du commerce allemand, la Russie la ruine de l’Autriche et l’hégémonie sur tous les peuples slaves. Chacun de ces desseins n’était rien de moins qu’une véritable déclaration de guerre à l’Allemagne, qui ne fit que se défendre.

L’I.B. reprend souvent la même thèse : « D’après nous, le vrai coupable est l’Angleterre qui veut anéantir l’Allemagne, en tant que pays commerçant ; on veut faire disparaître la concurrence déjà trop sensible de l’Allemagne. Voilà la vraie raison initiale de la grande guerre… » (février 1916). « Notre opinion n’a pas changé. Que nous ayons raison, la conduite de l’Angleterre le prouve. Dès maintenant, elle s’efforce de chasser un concurrent du marché du monde. Nul ne doit s’y tromper ; les conférences de Paris sur les relations économiques après la guerre assurent à l’Angleterre la domination sur le marché mondial. Pour l’Angleterre la guerre est une guerre commerciale » (juillet 1916).

Quand l’Angleterre aura fait un effort vraiment colossal, pour employer l’épithète chère aux Allemands, levé des millions de soldats, décrété le service obligatoire, la colère allemande redoublera de violence et jusqu’au dernier jour. Perfide, égoïste, c’est elle qui a entretenu le chauvinisme français et russe, en apparence pour maintenir l’équilibre européen, en réalité pour faire servir à ses projets les forces continentales. Hypocrite, cruelle, elle exploite ceux qu’elle paraît prendre sous sa protection ; elle a toujours fait fi des traités ; ses soldats en Irlande, pendant les guerres de Crimée et des Boers, aux Indes, commirent les pires atrocités ; le nom de Kichener évoque les camps de concentration. « Que chacun balaie devant sa porte. Regardez chez vous et taisez-vous ».

Les lettres de Casement, « le martyre irlandais » sont copieusement utilisées. « La guerre n’a qu’un but, anéantir la concurrence allemande. L’Angleterre veut faire disparaître le seul grand peuple commerçant d’Europe ; elle redoute l’honnêteté, l’énergie, la compétence allemandes. Depuis sept ans, elle s’est alliée, dans ce but, à deux voleurs de grands chemins, elle a pris à son service deux mercenaires. La France a reçu en paiement le Maroc qui n’appartenait pas à l’Angleterre. Le jour où l’Angleterre se sentira menacée, elle saura amener les États-Unis à prendre part à la guerre. Alors retentira à travers la presse américaine un appel unanime, alors soudain seront en danger les « idéaux communs », « l’héritage de notre culture anglo-saxonne », « la liberté humaine » !

On plaignait au début la France d’être le jouet de la diplomatie anglaise. Édouard VII a mis la main sur la presse française. Il ne regarda pas au prix, mais en obligeant la France et l’Allemagne à dépenser beaucoup pour leurs armements, c’était encore une bonne affaire que faisait l’Angleterre. On sait bien aussi que les républicains ne voulaient pas la guerre. Vaincus, ils sont perdus ; vainqueurs, ils voient s’avancer César derrière l’armée victorieuse. Le directeur du Temps, Hébrard, n’a-t-il pas confié à M. Arnold Rechenberg : « La France serait folle de faire la guerre à l’Allemagne pour la Serbie ; même vainqueurs, c’est pour nous la ruine. L’Alsace-Lorraine elle-même ne vaudrait pas un tel sacrifice ». Et le confident d’Hébrard ajoutait : « Il est vraiment regrettable que la .France se soit laissé entraîner dans cette guerre où elle ne lutte pas pour un intérêt vraiment national ». Pour un Allemand, en effet, l’Alsace-Lorraine est allemande et veut rester allemande, unie à ses frères allemands. Ne nous faisons pas d’illusions. Ce qu’ils aiment en nous, nous l’avons dit, c’est encore eux-mêmes, leur propre sang, la race germaine. « Nous sommes d’accord avec cette partie du peuple français qui est parente avec nous non seulement par l’esprit mais encore par le sang et qui reste pour toujours liée à nous, même si les ponts sont momentanément coupés ». Il y a d’autres frères que les Alsaciens Lorrains, que l’Allemagne doit faire rentrer au giron de la mère commune et s’ils ne savent pas comprendre leur bonheur, on fera leur bonheur malgré eux.

Cependant, peu à peu, la France cesse d’être l’objet de ménagements. Elle a trompé l’attente, elle a frustré l’Allemagne du triomphe qu’elle escomptait, sa résistance prolongée déjoue les calculs : elle devra subir le sort de ses Alliés. La Gazette de l’Allemagne du Nord, juillet 1915, réplique au discours de Poincaré : « Les phrases sur la France pacifique attaquée sont une misérable légende, qui très vraisemblablement ne protégera pas toujours l’auteur contre la colère de ses concitoyens, du jour où l’acier allemand s’est montré plus fort que l’épée ornée de lauriers et de feuilles d’olivier de M. Poincaré ».

L’I.B. sait pertinemment que la France préparait la guerre « Nous savons (et nous est souligné dans le texte) que le gouvernement français a trompé le peuple sur ses préparatifs de guerre ». Il serait bien embarrassé en effet de soutenir que le peuple croyait à la guerre, voulait la guerre, contraint qu’il est de convenir que quelques jours avant l’ouverture du Congrès d’Esperanto de Paris, 1e août 1914, le général Sebert télégraphiait aux congressistes allemands inquiets, et mieux renseignés peut-être : Venez, nul danger. Le général Sebert ignorait, dit I.B., mais le gouvernement savait.

À mesure que la France s’avance vers la victoire définitive, c’est elle qui devient la vraie coupable. « Que la France soit la véritable responsable de la guerre, cela ne peut être mis en doute par aucun homme intelligent. La France a entretenu par ses armements depuis un quart de siècle, par son esprit de revanche, le trouble, la méfiance en Europe. Ce n’est pas la perte de l’Alsace-Lorraine, mais la défaite de 1870 et la vanité blessée de la nation française, avide de gloire, qui furent la cause de ce funeste esprit de vengeance. La France est tombée par sa faute dans un abîme dont elle ne pourra plus jamais se tirer » (juin 1918).

À la fin de la guerre, les Allemands n’avaient pas encore réussi à se mettre d’accord puisque, par une contradiction vraiment trop crue, ces lignes venaient immédiatement après les conclusions que la Gazette de l’Allemagne du Nord donnait à un piquant essai de Bernard Shaw : Le dernier bond du vieux lion : « Le lion britannique, le génie britannique, le peuple britannique, ceux-là ont voulu la guerre et n’ont eu d’attention qu’à saisir l’occasion favorable pour frapper l’Allemagne, de même que l’Angleterre a successivement renversé, abattu Espagne, France et détruit jusqu’à la petite flotte du Danemark ».

On s’en prend aux uns et aux autres, aux généraux du tsar qui ont trompé leur maître, à la petite Belgique qui par ses tendances agressives a contribué à déchaîner la guerre… L’Allemagne seule est pure de toute faute. C’est malgré elle qu’elle a fait la guerre, pour défendre son existence et aussi pour « assurer une paix durable à l’Europe et pour la bénédiction du monde… Nous avons tiré le glaive pour la liberté et la culture, au nom de l’Europe ».

Liberté, culture, c’est-à-dire, civilisation, l’I.B. reprend cette formule et ajoute : « L’Histoire prouvera que telle est bien la vérité ».

*
*   *

EFFORTS POUR BROUILLER LES ALLlÉS

Brouiller les Alliés, telle fut la pensée constante des Allemands. Ah ! si l’on pouvait détacher la France de l’Angleterre, conclure une paix séparée avec la France ! Pourquoi ne pas écouter les propositions si alléchantes suggérées par un journaliste espagnol de l’ABC, M. José Juan Cadenas (février 1915) et qu’I.B. reproduit tout au long. D’abord, hommage est rendu à cette France nouvelle, inconnue, dont la résistance a étonné le monde qui la croyait épuisée, finie. Mais, en dépit des efforts, la catastrophe est fatale. Qu’elle demande donc la paix. L’Allemagne généreuse lui accordera des conditions honorables. Ne voit-elle pas que l’Angleterre, en attendant, s’empare de la clientèle de la France à l’étranger ? que si les alliés étaient victorieux, ce serait l’Angleterre qui, condamnant la France à un rôle de second plan, récolterait lauriers et profits. « Pendant que la jeunesse française est fauchée sur les champs de bataille, à Londres les théâtres sont ouverts, les fêtes et les plaisirs ne chôment pas, les commerçants s’enrichissent et les journaux de mode ne montrent que des toilettes dernier cri. La seule différence est que des modistes anglaises remplacent les françaises. Et cependant se battent des millions et des millions d’hommes dans les tranchées ! Ah, si la France demandait la paix ! »

« Cette guerre, écrit l’I.B., la Grande Bretagne la mènera jusqu’au dernier… Français, Belge, Russe, Italien, Serbe… L’Histoire prouve que l’Angleterre a toujours bien su dans son intérêt faire guerroyer les autres. » « La Grande Bretagne sait exploiter ses Alliés. À la France elle prend non pas de l’argent, mais son sang. » Les autres, elle les frappe de lourdes contributions indirectes. Même pendant la guerre, elle s’entend à gagner et à récupérer. La Suisse paie le sucre allemand 48 francs, l’Italie, le sucre de l’Entente 148 francs ; le charbon allemand coûte 45 francs à la Suisse, le charbon anglais 230 francs à l’Italie.

La France elle-même est-ce seulement son sang qu’on lui demande ? Méditez le sens de cette image qu’I.B. met sous vos yeux, en vous priant d’y réfléchir : une belle vache est maintenue immobile par un vigoureux territorial français, pendant qu’un soldat anglais la trait à la grande joie de ses camarades. Méditez encore, c’est toujours l’I.B. qui vous y invite, cette statistique des pertes. Tandis que la Russie a sacrifié 9.500.000 hommes, la France 4.400.000 hommes, l’Angleterre n’a pas perdu plus de soldats que la petite ltalie : 1.600.000.

« Vraiment, si les peuples français et italien savaient pourquoi, en réalité, ils se battent, ils refuseraient de continuer et jetteraient au loin leurs armes. Les clichés sur la guerre sacrée de l’Italie, sur la juste désannexion de l’Alsace Lorraine ne sont que des phrases banales destinées à masquer les intentions vraies. Oui l’Alsace Lorraine est allemande et nous ajoutons, elle le restera » (mars 1918).

Français, écoutez la voix de vos frères prisonniers en Allemagne, l’appel de celui-ci qui écrit a Poincaré « Votre pays se sacrifie pour l’Angleterre, faites la paix qui seule peut vous sauver et votre pays de la ruine qui le menace », de cet autre qui déclare apprendre l’anglais en vue de la prochaine guerre, s’il tombe aux mains des Anglais !

La Belgique, autant que la France, on s’efforcera de l’exciter contre l’Angleterre, de jeter le soupçon, d’éveiller les susceptibilités dans les esprits. La plus large hospitalité est accordée aux diatribes de la Belgique indépendante, journal paraissant à Genève qui malmène l’Angleterre et le gouvernement belge, esclave de l’Angleterre. La Belgique est devenue la vassale, et pour longtemps, de la magnanime Angleterre, qui à dessein l’appauvrit, l’endette et l’enlace d’un réseau de mailles serrées. Les flamands ont une âme allemande et préfèrent les Allemands aux Français etc…

Contre l’Angleterre encore on excite l’Islam et les troupes de couleur contre leurs chefs. Prisonnières, ces troupes se considèrent comme les hôtes de l’empereur d’Allemagne, allié de leur padischah…

*
*   *

L’AMÉRIQUE EN GUERRE

Longtemps l’Amérique fut louée ou flattée et le témoignage américain invoqué de préférence. Quand elle se déclara à son tour contre l’Allemagne, ce fut une explosion de rage. Ce Wilson que l’on encensait, bénissait, enfin laissait tomber son masque d’hypocrisie « À la bonne heure, nous savons maintenant comment agir à son égard ». « Un jour les citoyens de toutes les nations en guerre demanderont des comptes, à ce Woodrow Wilson, qui a sacrifié toute humanité, toute dignité humaine et qui a prolongé la boucherie pour s’assurer des avantages commerciaux. La malédiction de l’humanité l’accompagnera lui et sa mémoire ».

C’est ce Wilson qui, professeur, dans un livre sur l’État, qu’il faut lire, célébrait l’organisation allemande, la perfection de son administration proposée en modèle, et en même temps flétrissait la profonde corruption qui règne à tous les degrés de l’administration française et se plaisait à raconter les brillants succès de la Prusse en 1870 « contre l’impertinence française ».

Ce Wilson, véritable autocrate, ce roi sans couronne, avait le front de parler de démocratie, de condamner le militarisme ! La Russie possédait maintenant le type accompli de la démocratie et Wilson n’était pas satisfait ; il eût mieux aimé qu’elle fût moins démocratique et plus militaire ! En réalité c’est pour un vil gain qu’il a entraîné son peuple dans la mêlée ; il a craint que l’Entente ne fût vaincue et que les États-Unis ne perdissent l’argent qu’ils avaient prêté. Démocratie, liberté, des mots ! Même si l’Allemagne se donnait un gouvernement démocratique, les exigences des Alliés seraient les mêmes. Si le régime démocratique leur est si cher, pourquoi étaient-ils les alliés de la Russie tsariste ? pourquoi n’ont-ils pas lutté pour détruire cette autocratie ?

Mais qu’importe ? Les Allemands ont vaincu les sauvages de tout poil qui luttent pour le droit, la liberté, la civilisation, ils ne redoutent pas les Américains. Leur armée n’a qu’une valeur médiocre ; elle manque de discipline et d’esprit militaire, ayant capitulé deux fois devant une poignée de brigands mexicains ; les munitions, les canons sont de qualité inférieure. D’ailleurs ils n’arriveront pas assez tôt, pas avant dix mois, et cependant, la France souffre terriblement. Quand les armées anglaise et américaine fouleront le sol français, la France aura perdu le droit de décider d’elle-même (avril 1918).

*
*   *

NEUTRALITÉ DE LA BELGIQUE

Ce n’est pas l’Allemagne, mais l’Angleterre et la France qui les premières ont violé la neutralité de la Belgique. Les papiers trouvés au ministère à Bruxelles établissent l’existence d’une entente anglo-belge. Ce qu’il faut penser de ces allégations, les Belges l’ont dit et que le mot conversation fut traduit perfidement par convention et que fut omise la phrase essentielle « L’entrée des Anglais en Belgique ne se ferait qu’après la violation de notre neutralité par l’Allemagne ». Mais ces accusations fussent-elles fondées que la justification arriverait trop tard, après le crime, après l’aveu formel et solennel du crime par le chancelier.

Avant l’unique, le singulier témoignage du soldat Lancial du 148e d’infanterie, l’I.B. pour prouver la culpabilité de la France, se contentait de prétendus aveux de soldats français, se contentait de peu, on va le voir. Cinq soldats ont déposé. L’un dit qu’il se peut que le 45e d’infanterie de Laon, à cause de la proximité de la frontière, soit venu d’abord au secours des Alliés ; le second, un réserviste, déclare qu’il a reçu le 4 août une carte postale de Belgique d’un de ses cousins ; le troisième a entendu dire que quelques régiments auraient été transportés en Belgique mais il ne sait pas lesquels et ne se rappelle qu’un on dit ; le quatrième, lui, savait qu’on devait aider les Belges et le cinquième et dernier rapporte un bruit d’après lequel des troupes avaient été transportées le 1er août en Belgique. C’est tout, et là dessus l’I.B. conclut « Le fait que ces déclarations dans le fond concordent entre elles suffit à convaincre même le plus scrupuleux historien. » Il affirmait encore, sans plus de preuves : « Nous savons d’une façon certaine que le plan militaire français contenait le projet de passage à travers la Belgique pour attaquer les pays du Rhin non défendus. » Enfin, en janvier 1917, il écrit de nouveau : « La vraie neutralité, la quadruple alliance n’a pas encore appris à la respecter ».

*
*   *

ATROCITÉS ALLEMANDES

Les atrocités commises par les soldats allemands, d’abord chez un peuple innocent, fidèle à l’honneur, puis en France, soulevèrent une réprobation universelle. Les Allemands ont entendu monter le flot d’indignation. Ils se sont appliqués à se justifier.

Les exécutions en masse de civils, la destruction systématique de riches cités, foyers d’art et de science, ils ne pouvaient les nier ; ils ont rejeté la faute sur les Belges. Des jeunes filles belges crevaient les yeux des blessés sans défense ; des fonctionnaires invitaient à dîner des officiers allemands et les tuaient à table même ; les femmes belges coupaient la gorge aux soldats qu’elles hébergeaient…

Louvain fut la proie d’un incendie affreux. On confesse que « les flammes bondissaient de maison en maison avec une rapidité presque inimaginable », facilement imaginable, si l’incendie fut scientifiquement organisé. Mais les coupables sont les civils qui attaquèrent les soldats allemands. « Nos troupes détruisirent là seulement où la cruelle nécessité de la bataille l’exigea, où la conduite de la population les contraignit aux plus rudes châtiments. »

Reims faillit avoir, dès le début, le sort de Louvain. La cathédrale fut mutilée. Tous les hommes sensibles à la beauté ont frémi. L’I.B. reproduit avec le renfort de dessins les explications connues : artillerie Française disposée dans le voisinage de la cathédrale, observateurs placés sur les tours. Si la cathédrale brûla pendant deux jours c’est que les échafaudages des travaux de réparation s’étaient enflammés au feu des maisons voisines et les Français ne firent rien pour abattre les poutres qui brûlaient, rien pour détruire le foyer d’incendie ni pour sauver les œuvres d’art…

Au surplus ni le gouvernement, ni le peuple français ne sont qualifiés pour élever des protestations, ainsi en décide le très docte docteur Maximilian Pfeifer, bibliothécaire royal : un gouvernement qui a voté la séparation de l’Église et de l’État, dont la conséquence fut la ruine d’innombrables et précieux monastères et abbayes, un gouvernement qui n’a qu’indifférence pour ses œuvres d’art, qui laissait à l’abandon cette cathédrale même au point qu’on devait boucher les trous avec des tapis et qu’un critique allemand poussait ce cri de détresse : « Peut-on laisser ainsi exposés à l’humidité et au vent, condamnés à périr, ces monuments infiniment précieux de l’histoire de l’art en France ? » ; un peuple enfin qui a brûlé les Tuileries en 1870, renversé la colonne Vendôme, profané les tombeaux des empereurs allemands pour y voler l’or, profané les tombeaux de ses propres rois à Saint-Denis…

Tous les griefs ils les repoussent brutalement. Vous indignez-vous du torpillage de la Lusitania, de l’emploi des gaz asphyxiants ? Votre indignation se trompe d’adresse. Plaignez-vous aux Anglais qui se servent de passagers comme d’un pavillon pour couvrir les munitions qu’ils transportent ; 700 marins norvégiens ont péri, victimes des sous-marins : qu’ils subissent les conséquences de leurs actes. Les Français n’ont-ils pas employé les premiers des gaz asphyxiants ? Les gaz allemands d’ailleurs ne sont pas plus désagréables et sont beaucoup moins dangereux que ceux de leurs adversaires ; sont-ce même des gaz ? non de simples fumées, d’innocentes fumées « qui ne produisent guère plus d’effet que celui qu’on peut obtenir en brûlant un fagot de paille ou de bois, de plus, même dans une nuit sombre, cette fumée est très visible et chacun a la possibilité de se retirer à temps, sans avoir à en souffrir ». Simple avertissement sans frais ; c’est la guerre en dentelles, à poudre de riz !

Si vous voulez vous plaindre à tout prix, « plaignez-vous à ceux qui ont contraint l’Allemagne à la guerre. Nous aussi nous préférerions une guerre plus humaine mais nous ne pouvons tolérer que nos adversaires violent impunément le droit des peuples. D’ailleurs on ne nous appellerait pas des Barbares, si nos soldats se laissaient tuer, faire prisonniers sans riposter, si nos civils invitaient aimablement les multicolores Anglais, les Français et les Russes à faire une promenade à Berlin et à ravager les pays allemands ».

Leurs obus, leurs bombes ne tombent jamais qu’à l’intérieur de la zone militaire, ils ne se lassent pas de le répéter. Le tout est de définir les limites de cette zone et il paraît bien qu’elle n’en a pas d’autres que celles du globe. Quand les zeppelins sèment la mort dans Londres, ces opérations ont un caractère militaire, « il s’agit de détruire les préparatifs militaires anglais, de détruire le plus grand réservoir de forces militaires anglaises ».

Comme les accusés en mauvaise posture, ils nous retournent nos accusations, ils nous accusent avec plus de véhémence, ils prennent les devants, c’est, nous l’avons vu, le coup du Prussien. Qui pille, massacre, égorge les blessés ? Les Français. Jugez du ton par ce réquisitoire de la Gazette de l’Allemagne du Nord : « Emprisonner des blessés, les attacher à des arbres, fusiller des êtres sans défense, tuer dans des embuscades des soldats du service de santé, mutiler les organes virils, ouvrir le ventre, arracher les yeux, couper les oreilles, clouer à terre les blessés avec la baïonnette, dépouiller les blessés et les morts, tous ces crimes ignobles ont été prouvés là où se sont battues des troupes françaises ».

Il y a beaucoup d’inconscience dans ce débordement d’injures et de violences. Avions et zeppelins allemands, à l’envi, avec un acharnement sauvage ont multiplié les victimes innocentes en France et en Angleterre, dans les villes et les campagnes ; les Allemands ont crié de joie à la pensée que Londres pourrait être réduite en cendres, et quand, excédé de tant de cruautés, le gouvernement français autorise un acte de représailles sur Carlsruhe, aussitôt, toute l’Allemagne est secouée d’un frisson d’horreur et d’indignation. Ce qui est licite, noble, méritoire chez l’Allemand, s’appelle lâcheté chez un Francais. Un an après, la Gazette de l’Allemagne du Nord raconte à nouveau le « crime » : « La nation française qui si volontiers se vante d’être chevaleresque et noble peut inscrire en son histoire un nouvel acte d’héroïsme. Les aviateurs français peuvent s’enorgueillir d’un triomphe, qu’ils n’ont pu obtenir jusqu’à maintenant sur leurs adversaires, qui leur sont supérieurs dans les batailles de l’air ».

Cette inconscience est générale et facile à comprendre. Le peuple allemand souffre d’une hypertrophie d’orgueil. Il s’est persuadé qu’il était le peuple maître, élu, appelé par décret divin à gouverner le monde, si bien que la moindre résistance à sa volonté lui paraît une offense à la raison, à la justice, peut-être à Dieu, que tous les moyens, à lui, sont permis ou qu’il est seul juge des moyens à employer, puisqu’il ne saurait travailler qu’au bien de l’humanité, à la culture des races inférieures.

Cependant aux dossiers qui s’entassent en montagne sur les Atrocités allemandes, il fallait enfin opposer autre chose que des récriminations. L’I.B. attendit assez longtemps l’occasion. En novembre 1916, un numéro tout entier a été consacré à dresser un acte d’accusation en règle contre nos soldats. Des troupes noires et marocaines auraient tué des soldats allemands qui s’étaient rendus ; le nombre des victimes varie selon les dépositions, l’un dit de quinze à vingt, l’autre de dix à douze et, ce faisant, les troupes françaises auraient obéi aux ordres d’un chef que les déposants croient être un officier ; un témoin déclare toutefois qu’il ne peut affirmer que le chef ait donné l’ordre de tirer. Les troupes noires auraient ensuite dépouillé leurs victimes de tout ce qu’elles possédaient. À cette accusation unique, l’I.B, fait un sort, si l’on ose dire, il la monte en épingle et conclut : « C’est avec le plus profond regret que nous nous voyons contraints d’envoyer ce cahier qui est un des plus violents réquisitoires connus dans l’Histoire du monde. Nous regrettons profondément que des Français aient oublié à ce point toute culture, toute civilisation, toute humanité… »

À miss Cavell on oppose Mata Hary, la danseuse, dont on fait un martyr. Elle mourut avec une dignité sereine, victime d’une justice injuste et cruelle, cette justice française discréditée depuis l’affaire Dreyfus et dont l’histoire est si riche en erreurs capitales.

Sur le sort des prisonniers allemands aussi mal traités en France et en Angleterre que le sont bien les prisonniers français en Allemagne, ils s’apitoient sans fin. Aussi n’est-on pas peu surpris de trouver certaines citations, telles que la déclaration d’un commandant allemand rappelant aux membres de la Croix Rouge « que en Angleterre les prisonniers allemands qui meurent sont enterrés avec tous les honneurs militaires, que, par exemple, à l’occasion des funérailles d’un simple soldat allemand tous les navires qui se trouvaient dans le port avaient mis leurs pavillons en berne », ou cet ordre du jour d’un général français constatant que les prisonniers allemands sont accueillis avec tant de douceur, de prévenances, reçoivent tant de marques d’amitié, de générosité, laquelle a pour effet d’accroître l’arrogance de l’ennemi, qu’il se voit contraint d’inviter ses soldats à plus de réserve. Il est vrai aussi qu’il exige que les prisonniers « montrent à l’égard de nos sous-officiers et de nos officiers au moins la même correction et la même attitude d’obéissance qu’à l’égard de leurs propres officiers » ; est-ce pour cela qu’I.B. écrit « Voila l’esprit chevaleresque français ! Que pareille honte soit connue… »

Un journaliste a dit avec esprit : « le Kaiser a mobilisé ses socialistes et ses Espérantistes ». Les uns et les autres marchent en effet la main dans la main. L’I.B. se porte garant du loyalisme des socialistes, l’Empereur peut compter sur eux. Et les socialistes ne sont pas les moins âpres à nous reprocher les crimes de leurs soldats. Haas s’adresse cavalièrement à Sembat : « Expliquez donc au peuple français que c’est une honte, un crime que de prendre part à la lutte comme civils, un crime pour des soldats d’employer des balles dum dum ; faites donc en sorte que les prisonniers et les blessés soient traités avec la même humanité que nous traitons les vôtres, qu’à l’avenir la France respecte la Croix Rouge ». Ce Haas va jusqu’à nous reprocher d’avoir « honteusement tourmenté des citoyens allemands, des femmes allemandes, quand la guerre éclata ». Sans doute M. de Schoen connut-il à Paris le traitement que subit M. Cambon à Berlin !

Un autre socialiste, soldat de landwehr, ex-candidat au parlement, candidat malheureux certainement, montre une candeur qui désarme. « Les Français tirent sur R. uniquement pour nous rendre impossible le séjour dans nos cantonnements d’hiver. Les Français ne connaissent pas de pitié à l’égard de leur propre pays et de leurs compatriotes », puis se tournant vers Viviani et Guesde, il leur crie : « Que pensez-vous de ces atrocités barbares ? »

Que l’I.B. fasse appel au témoignage de la Gazette des Ardennes, encore qu’il avoue que ce journal est rédigé par des Allemands, il n’y a là rien que de naturel ; ce qui rendra rêveur un Français, c’est l’affirmation que la Gazette des Ardennes est lue avec passion, quoique en cachette, en France, à moins peut-être qu’elle ne fût lue librement sous un autre nom !

L’I.B. cherche un peu partout des auxiliaires, et même en France. Le Feu de M. Barbusse a été habilement exploité. « Le fait que Barbusse décrivant objectivement la vie du soldat dit beaucoup de choses qui illustrent d’une façon caractéristique l’humanité si vantée avec laquelle les Français font la guerre donne au livre une valeur toute spéciale. Aux nombreuses accusations dirigées par le gouvernement français contre l’Allemagne on trouve là une réponse qui devrait ouvrir les yeux des Français et des neutres exempts de préventions. Si l’on veut savoir par exemple qui met au pillage les maisons françaises, qui détruit les propriétés françaises, qu’on lise les pages 31 et suivantes… ». Et sont relevés tous les passages où nos soldats, nos officiers dévalisent caves, greniers, poulaillers, faisant porter leurs déprédations « par les larges épaules des barbares Germains », où ils massacrent l’adversaire qui se rend, où ils se conduisent de telle sorte que l’auteur se demande s’ils sont des héros de Corneille ou des Apaches. Barbusse enfin en dénonçant la poignée d’hommes qui en France portent la responsabilité de la guerre « a touché au cœur les coupables ».

*
*   *

TÉMOIGNAGES DIVERS

Ce sont les neutres plus généralement que l’I.B. prend comme avocats et charge de plaider la cause allemande. Plus d’une fois la parole est donnée au Suédois Boök que le gouvernement français avait invité à parcourir le front de nos armées. Il va sans dire que le portrait qu’il trace de nous n’est pas flatteur. Cet hôte de la France a noté chez nous les symptômes les plus nets d’une maladie qui lui apparaît comme une folie complète, une suggestion collective de caractère effrayant, tout à fait comparable à la folie des procès de sorcières ; nul médecin aliéniste ne saurait y contredire. Les tableaux qu’il a vus aux devantures des magasins, représentant de prétendues atrocités allemandes, n’étaient que des tableaux d’avant guerre dus au pinceau ou au crayon d’artistes, amateurs de scandales, licencieux ou sadiques.

Boök ne nous refuse point un honnête tribut d’admiration à nos grands hommes et à notre civilisation, il nous traite seulement d’enfants gâtés, vaniteux, grisés par les éloges. La Suède certes doit quelque chose à l’influence anglaise et française, mais la meilleure part, la part du cœur revient à la culture allemande, à ces « idées qui nous sont communes, à nous et à notre grand et héroïque peuple allemand frère du nôtre, dont la force, la santé et le génie créateur ne s’est jamais montré à nous en plus belle lumière que dans ces terribles et majestueuses années de la guerre… La voix du sang, notre caractère et enfin les intérêts politiques nous rapprochent plus de l’Allemagne que peut-être de tout autre peuple. ».

Sur les sentiments de la Suède et aussi du Danemark à notre égard, un autre Suédois reconnaît qu’ils sont en majorité favorables, que les Allemands sont haïs, probablement à cause de leurs victoires colossales qu’on ne peut leur pardonner, mais il affirme que la partie éclairée sympathise de tout cœur avec les Allemands pour leur noblesse et qu’elle les admire autant qu’elle méprise l’Entente.

Si l’I.B. cite les témoins qu’il lui plaît, il saurait plus difficilement faire une sélection parmi les lettres qu’il reçoit d’Espérantistes neutres et auxquelles il est plus ou moins obligé de répondre ou de faire allusion. De cette correspondance se dégage l’impression très nette que les Espérantistes ont partagé les sympathies et les antipathies de leurs propres concitoyens et dans un sens comme dans l’autre avec une franchise, une vigueur singulières.

À propos de la traduction du Rapport sur les Atrocités un Suédois écrit à l’I.B. que nous sommes des propagateurs de mensonge, que notre publication est abominable, que les Français, impuissants à vaincre les héroïques Allemands sur le champ de bataille, organisent impudemment une guerre de scandale, avec les armes empoisonnées de la calomnie et du mensonge. « On a peine à croire que des hommes que l’on devrait ranger parmi les gens instruits et honnêtes puissent répandre de pareilles saletés. »

Les lettres d’injures et de blâme abondent aussi dans leur courrier. On les traite de Barbares, couramment, et cette épithète, que Harden revendiquait avec orgueil, tout de même, leur pèse. Ils répondent à chaque fois que leurs détracteurs sont incapables de comprendre le point de vue allemand. À un citoyen de Porto-Rico qui les calomnie, sous l’anonymat, ils ripostent : « Un jour se découvrira sans doute le vrai visage des assassins et des perfides à la bande desquels vous appartenez ». À un Suisse qui plaisante et définit l’I.B. une collection amusante de naïfs mensonges qu’il goûte fort, ils répliquent : « Conservez nos cahiers et vous jugerez après la guerre ».

Le plus souvent ceux qui ne jurent point sur la parole allemande sont remis à leur place d’un mot sec, c’est-à-dire, invités à se taire. Un Genevois avait dû manifester quelque impatience du sempiternel refrain : Réveillez-vous, gare le réveil ! L’I.B. le tança : « Ce n’est pas nous qui avons besoin de nous réveiller après la guerre, mais vous et vos amis français. Malheur aux criminels qu’atteindra plus tard la vengeance du peuple ! »

À côté, un autre Suisse, dont l’I.B. dit qu’il est un personnage en vue dans le monde espérantiste, écrit : « Je constate avec regret que les documents français n’ont pas été rédigés avec soin, ni d’une matière convaincante. J’éprouve donc une joie sincère quand je reçois d’Allemagne brochures, feuilles volantes ou Internacia Bulteno. Continuez, vous n’aurez pas à le regretter ».

Un Hollandais qui ne semble pas très sympathique à la France juge, entre les deux, avec une sage prudence : « Si les documents étaient vrais, ils seraient écœurants, mais est-ce là toute la vérité, j’en doute ».

Au pays de l’érudition, on a le culte des textes poussé jusqu’à la superstition. L’I.B. aime à reproduire ou à produire des lettres de toute sorte, de soldats, de prisonniers, de civils. Aucun texte n’est négligeable, à la condition qu’il soit lu avec un esprit critique et qu’il ait fourni d’abord des preuves certaines d’authenticité.

Un caporal du 369e d’infanterie, Camille Clerc, professeur d’université (?) envoie du camp de prisonniers de Rastatt une épître où est tracé ce tableau séduisant : « l’administration allemande fait tout ce qui est en son pouvoir pour fortifier notre patience et notre courage en nous conservant notre vigueur physique et notre santé morale. Des promenades, des distractions, des concerts, les plus grandes facilités de travail personnel rendent notre captivité plus courte et plus agréable ».

Tous les prisonniers se louent naturellement des mêmes bons traitements et l’I.B. de s’écrier : « Et nous sommes des Barbares ! ». Des Belges déportés affirment qu’ils ne manquent absolument de rien, d’où il suit que la déportation fut une bonne œuvre.

On est plus sensible à la voix d’une femme. Une Française établie à Berlin sait (comment ?) que le récit des atrocités allemandes en Serbie qu’elle a lu dans le Temps, est mensonger ; elle se refuse à aller à Paris revoir son fils, car elle devait dire la vérité. Nous ne doutons pas que cette femme ne soit une brave et bonne Française. Mais voici une Américaine dont un esprit mal fait dirait qu’elle parle comme une Allemande, comme une Allemande, selon la loi Delbrück. Elle écrit de Saint-Moritz en Suisse : « Bientôt nous retournerons à Lausanne et là nous remarquerons certainement la différence des sentiments qui animent les cantons français. Ici, dans la Suisse allemande, on respire librement et comme dans la nature, car les Suisses allemands ont des sentiments allemands. Nous fondons notre espérance en Dieu et en Hindenburg dans cette guerre injuste dont sont responsables les Anglais ». Voici encore un aviateur français qui parle un singulier jargon ! « Capitaine Happe a ordonné de lancer des bombes sur Fribourg. Sur la demande du bombardier sur quel point de la ville il fallait les laisser tomber a répondu n’importe pas où pourvu que ça fasse des victimes boches ». Cet aviateur parle allemand en français, comme l’Américaine pense allemand en anglais. Enflant la voix, l’I.B. moralise, comme à l’ordinaire. « Cet ordre a été donné par un officier d’une nation qui a l’audace d’affirmer hypocritement qu’elle respecte la culture humaine et l’humanité… »

*
*   *

SUSCEPTIBILITÉS, FROISSEMENTS D’AMOUR-PROPRE

L’I.B. est attentif à tout ce qui se dit et s’écrit sur l’Allemagne. Ils affirment qu’ils lisent tout et même l’Histoire de la guerre de la maison Hachette ou les humbles récits familiers qui sont entre les mains des petits enfants de France. Comment ne seraient-ils pas haïs, quand on s’applique à développer la haine dans l’âme des enfants, quand on ose imaginer un instituteur prussien qui dans les pays envahis enseigne aux enfants que l’Allemagne veut la ruine de la France ? Ils souffrent de n’être pas sympathiques, de se sentir enveloppés d’une atmosphère de défiance ; en vain ils se raidissent d’orgueil, de mépris superbe, ils dissimulent mal la douleur cuisante d’une blessure d’amour propre. Le mot Boche les met en fureur ou cette polychésie (chezein : defaecare) que leur attribue le Docteur Bérillon. Le savant plaisantait-il en appliquant à l’étude de ce cas singulier les plus sévères méthodes allemandes, en recherchant les causes scientifiques de cette manie, maintes fois constatée, qu’ont les troupes allemandes de souiller les lieux qu’elles traversent ou qui les abritent ? Et s’il était prouvé que l’Allemand fut passé maître en espionnage, serait-il antiscientifique de déduire que les enfants naturels, nés aux pays envahis, des œuvres de soldats allemands, posséderaient en vertu de la loi de l’hérédité des caractères acquis, une aptitude spéciale à l’espionnage, qu’utiliserait un gouvernement prévoyant ? Propos indignes, s’écrie l’I.B. « Comme nous l’avons dit le réveil sera douloureux et nous saurons répondre : vous l’avez voulu ».

*
*   *

OPÉRATIONS MILITAIRES

Avant de raconter les événements de la guerre, il fallait défendre le militarisme allemand, ce militarisme dont l’Europe n’est pas prête à goûter les douceurs, mais qui est le fruit et le plus ferme appui de la culture. C’est un Américain qui le justifiera et un social démocrate donnera l’assurance qu’il est de caractère essentiellement pacifique. Au lieu de vouloir exterminer le militarisme allemand, dit l’Américain, imitez-le et les États-Unis aussi. Si le propre d’une armée est d’être constamment prête à la guerre, si le plus haut degré de préparation à la guerre est l’idéal de tous les stratèges, il faut admirer et louer l’Allemagne.

L’I.B. n’a pas commenté les opérations militaires. Il s’est borné à reproduire en les condensant les communiqués allemands et les dépêches de l’agence Wolf ; en avril 1915 il invite ses lecteurs à s’adresser directement à la correspondance Argus, de Berlin ; seuls les faits saillants sont relatés et dans l’esprit de l’agence Wolf. La bataille de la Marne est signalée en deux lignes par l’euphémisme de repli stratégique ; l’attaque contre Verdun fut un succès, car la France y a versé beaucoup de sang, deux fois plus que l’Allemagne et la place forte ne peut plus servir de point de départ à une offensive française. La foudroyante avance des premiers jours avait inspiré une confiance illimitée « La Némésis travaille pour nous, ses fourriers sont Weddingen le commandant du sous-marin U.9, Boeseler le conquérant d’Anvers et enfin Zeppelin ». Sous-marins, 420 et zeppelins, trinité farouche, invincible ! Jamais à aucun moment la confiance n’est ou ne veut paraître ébranlée, nul doute n’effleure les esprits. En août 1915 l’I.B. écrit « Il faudrait un miracle pour sauver la France et l’Angleterre de la malheureuse situation où leur gouvernement a jeté ces peuples ». En mai 1917 « On sent en Angleterre que l’heure du destin approche ». Les effets du blocus, on les atténue ou on les nie. Les vivres ne manquent pas et ne coûtent pas plus cher qu’en Angleterre. La situation financière est plus solide que celle de leurs adversaires, l’Angleterre s’appauvrit : finis Britanniæ !

En octobre 1917 Hindenburg assure qu’économiquement, militairement, ils sont à même de vaincre, que le chêne allemand trouvera toujours pour épanouir ses rameaux, air et lumière.

En juin 1918, on accable de railleries les « mauvais prophètes », le très clairvoyant colonel Feyler. En août-septembre, l’armée en manœuvre de Foch est « maintenant disloquée entièrement ».

En octobre, on ne peut dissimuler le recul, mais on explique que le résultat est atteint, qui était d’obliger l’ennemi à se battre et à s’épuiser.

Puis le recul se précipite sur tout le front : le front est raccourci, il est vrai, mais plus solide, les troupes allemandes occupent toujours le territoire ennemi.

En novembre 1918, l’illusion n’est plus permise. « Les hommes qui ont tant parlé de la liberté des peuples veulent réduire l’Allemagne en esclavage… S’il le faut, le peuple allemand rassemblant ses forces dans un suprême effort secouera le joug que les brigands veulent lui imposer. Il préfèrera une mort honorable à une soumission honteuse. »

L’arrivée au pouvoir de Clemenceau les avait cependant troublés. Ils comprirent que la guerre allait changer d’allure. Clemenceau, c’est pour eux l’homme damné, vendu à l’Angleterre. En juillet 1918, comme s’ils eussent eu un pressentiment de la catastrophe, ils écrivent : « Malheur à cet homme qui par un orgueil criminel a chargé ses épaules d’une responsabilité écrasante. Un peuple et un pays florissant, qui pouvait être fier des résultats atteints, qui avait devant lui un avenir de bonheur, dans un vaniteux aveuglement a suivi cet homme qui sciemment l’a conduit à l’abîme. Dans le livre de l’Histoire son nom sera marqué au fer rouge pour tous les temps. »

Si l’I.B. ne s’étend pas sur les opérations militaires, il est toutefois un côté de la guerre auquel il accorde une attention et des développements spéciaux, c’est l’aviation et la guerre sous-marine, où reposaient, semble-t-il, leurs plus fermes espérances. Il n’est presque pas un numéro qui ne fournisse la statistique des avions abattus, des navires coulés, et ces statistiques jointes à celle des territoires conquis, gage précieux aux délibérations de la paix, étaient bien faites pour réconforter le moral allemand. En février 1918 le total brut des navires envoyés au fond de l’eau représente 15.000.000 de tonnes ; pour septembre 1918, on enregistre encore 440.000 tonnes. La proportion des avions allemands abattus est insignifiante et en moyenne six fois moindre que celle des avions français.

Autour de la guerre, l’I.B. trouve matière abondante à critiquer. Il raille copieusement nos troupes de couleur, la chasse que les gendarmes font à nos embusqués, la faillite de l’intervention de l’Italie, de la Roumanie, les fanfaronnades italiennes, les défaillances de la discipline dans les armées alliées etc… Parfois il injurie : « Les mahométans du nord de l’Afrique vraiment, c’est assez bon pour protéger un peuple de débiles Français qui ne peuvent plus avec leurs propres forces défendre leur patrie contre les braves Allemands. Un tel pays est digne de profond mépris, qui les oblige à verser leur sang contre les invincibles Allemands. »

Les ordres du jour de nos généraux, des grands chefs, Joffre, Pétain, sont particulièrement recherchés et commentés âprement. On donne même un fac-similé d’un ordre du jour qui émane du grand quartier général et qui est présenté sous ce titre : Les mensonges désespérés de Joffre et avec ces explications : « Il paraissait incroyable que le commandement ennemi put descendre à la honte d’écrire un pareil factum ». Cet ordre du jour n’offre cependant rien d’extraordinaire ; il est conforme aux lois du genre de l’éloquence guerrière et d’un ton moins relevé que celui des harangues à fracas que prodiguait pendant la paix certain Empereur. On dit aux soldats que la victoire est certaine, un général peut-il, doit-il en douter ? On rappelle les atrocités allemandes, doit-il les couvrir d’un voile ? On dépeint le régime qui attend les prisonniers, peut-il négliger tant de témoignages ? On affirme à tort, il est vrai, que l’Allemagne est affamée, pouvait-il prévoir les complicités de certaines neutres ? Ainsi se justifient les ordres du jour des généraux Pétain, Dubail, traités de mensonges par l’I.B., ou celui de d’Urbal dont quatre lignes sont citées, où le général invite ses soldats à ne pas traiter les prisonniers comme le font les Allemands, à se souvenir que la générosité est la vertu des braves, qu’un adversaire qui se rend devient un prisonnier et qu’un prisonnier doit être traité avec humanité. « Voilà des fanfaronnades vraiment françaises ! Jusqu’ici nous n’étions accoutumés à de pareilles hypocrisies que par les Anglais. »

La guerre achevée, répétait l’I.B., vous relirez nos cahiers et vous jugerez. Nous le disons à notre tour et sans commentaire : il ne serait pas généreux d’insister.

*
*   *

PROPOSITIONS DE PAIX

Le mot de paix n’a pas été prononcé souvent. En août 1915, l’I.B. estime que « pour faire des propositions de paix du côté allemand, le temps sera venu quand les gouvernements ennemis se montreront prêts à reconnaître l’échec de leur entreprise ». En octobre de la même année, ils disent à un Hollandais qui les invite à tendre la main à leurs adversaires : « Nous le ferions, si nous étions certains que nos adversaires comprendraient exactement cette noblesse, mais ils ne la comprendraient pas. C’est pourquoi nous devons persister dans cette lutte terrible et sanglante pour notre existence, jusqu’à ce que nos adversaires reconnaissent que tous leurs efforts pour nous soumettre sont vains ».

Pour la première fois la question de la paix est abordée et même traitée franchement par un écrivain anonyme dont l’article, très long, reproduit in extenso par l’I.B., parut au Vortrupp sous le titre : Les compensations pour nos sacrifices, le 1er décembre 1916, à la suite du discours du chancelier du 9 novembre. L’Allemagne, avait déclaré le chancelier, a toujours été prête à adhérer à une Société des Nations dont elle accepterait même la direction, pour mettre à la raison les fauteurs de guerre.

Cet article d’un accent nouveau, que l’on n’avait pas encore entendu et que l’on ne devait plus entendre dans l’I.B., mérite d’être analysé. L’auteur se réjouit que cette parole libératrice, qui soulagera la conscience de millions d’Allemands, ait été prononcée. Il appelle sur Wilson le courageux président qui le premier conçut l’idée de la Société des Nations, les bénédictions de Dieu. Tout le monde le bénira, dit-il. L’Allemagne, il ne se le dissimule pas, aux yeux des Anglo-Saxons, prend figure d’Antéchrist qui, par malice pure, s’oppose au salut du monde. C’est dans sa haute conscience que le chancelier, ce noble disciple de Kant, a puisé la force de prononcer les mots décisifs ; le devoir a parlé : il peut, puisqu’il doit.

La guerre ne peut se terminer au bénéfice de l’Allemagne. Les Alliés ne rompront point le front, dussent-ils attaquer trente ans, a déclaré Hindenburg ; d’autre part le professeur Troeltsche affirme que les belligérants sont incapables de se réduire l’un l’autre à merci.

Or, ce n’est pas l’esprit de conquête qui a mis en mouvement l’Allemagne, l’empereur l’a dit solennellement. Une Pologne restaurée, qui servira de rempart contre la barbarie slave ; de solides garanties à l’ouest, et les Allemands seront satisfaits. Mais il faut, pour payer tant de sacrifices, que cette guerre soit la dernière ; les progrès croissants de la technique de guerre conduiraient à la destruction du genre humain.

La loi de la force n’est pas décisive ; ce n’est pas la force qui doit décider des intérêts des peuples, telle est la leçon qui se dégage de la guerre. « Au début de la guerre quelques-uns d’entre nous ont pu espérer que l’Allemagne vaincrait, écraserait ses adversaires et imposerait à tous les peuples de l’Europe une paix durable. À cette opinion ne répond pas la réalité. Qu’un seul peuple soit dans l’univers comme le peuple roi parmi tous les peuples et les conduise au bonheur, cela ne paraît pas avoir été voulu dans le plan du monde et le peuple allemand ne paraît pas avoir été réservé pour ce rôle. »

On put se demander si cet article allait marquer un tournant, dessiner une orientation nouvelle. Le numéro suivant reprit l’allure belliqueuse et suffisante ; il ne contenait que des images de guerre, l’une prouvait l’efficacité du tir de l’artillerie allemande, l’autre la terrible puissance de destruction des sous-marins etc… La paix rentrait dans son puits. Dirons-nous qu’elle y rejoignait la vérité ?

*
*   *

PROPAGANDE PAR L’IMAGE

L’image illustre et commente le texte ; la photographie a son éloquence et valeur de document. Dans chaque numéro, l’I.B. insère quelques photographies, non pour recréer la vue, mais pour confirmer ses assertions. La plupart tendent à disculper les Allemands des accusations de barbarie.

S’ils ont détruit des villes en Belgique, la faute en retombe sur les Belges. Admirez à Gent ces vieilles maisons patriciennes ; elles sont demeurées intactes, parce que la ville ne s’est pas opposée à l’occupation des troupes allemandes. Regardez ce vitrail, « le plus grand vitrail d’église d’Europe », à Dinant, « quoique l’église soit gravement endommagée par les obus et l’incendie, le fameux vitrail est resté intact. C’est la preuve que les Barbares Allemands savent respecter les œuvres d’art ». Il ne reste en effet de l’église qu’un pan de mur encadrant le vitrail. Le hasard a de ces surprises miraculeuses, et l’Allemand en tire parti ! Comparez la conduite des Russes à celle des Allemands. D’un côté, voici l’église de Neidenberg, en Prusse orientale, monceau de ruines : les Russes ont passé là ; de l’autre, la cathédrale de Suwalki, en Pologne russe, intacte : les Allemands ont occupé la ville. Cette église de Saint-Souplet, c’est l’artillerie française qui l’a détruite, de même que ce couvent, et cela sans aucune raison militaire, de même que la cathédrale de Saint-Quentin, de même que l’église Saint-Martin à Saint-Quentin, de même que ce joli village si pittoresque de Chauvenement-sur-Meuse.

Les Allemands respectent les choses sacrées. Voyez cet automobile réservé au service divin ; l’autel est dressé, auprès duquel se tient l’archevêque de Cologne. À la page voisine, on vous invite à admirer l’effet des canons de la flotte allemande sur la salle à manger du Grand Hôtel de Scarborough. Rapprochement bizarre et maladroit sans doute ! Autre maladresse, de se plaindre, dans le texte, de gémir sur l’horreur du blocus et de mettre sous les yeux des hangars immenses bondés de provisions, avec cette légende : Et nos adversaires prétendent que dans notre pays règne la misère et la faim!

Qui reconnaîtrait des Barbares dans ces soldats qui jouent, qui prennent part à des courses, à l’arrière du front, qui assistent pieusement aux offices religieux, qui répètent les hymnes de Noël dans la tranchée, ou qui préparent si diligemment des chapelets de saucisses ? Est-ce des Barbares ces soldats qui distribuent de la nourriture aux pauvres gens dans le nord de la France, qui montrent des images aux petits de France et de Serbie et leur content des histoires, ou ces deux fantassins, qui promènent, en la soutenant, une bonne vieille du nord, ou ce groupe qui contemple d’un air admiratif deux jeunes dentellières à l’ouvrage ?

L’arrangement en vue de l’édification se décèle assez naïvement. Deux photographies juxtaposées représentent la même salle d’hôpital, à deux moments différents, une rangée de lits où reposent des petites filles blessées par des obus français. Dans la première, la salle est nue et froide, on vient d’y transporter les victimes. Dans la seconde, la salle est fleurie et ornée ; des jouets couvrent les lits, les enfants s’amusent et rient sous l’œil d’un bon major.

De nombreuses images nous font assister aux funérailles de Français et de Belges, tués par les armes de leurs propres concitoyens ; derrière le cercueil suivent immédiatement des soldats allemands, porteurs de couronnes.

L’I.B. s’attache à prouver que les prisonniers en Allemagne sont traités avec toute sorte d’égards. Il a édité un album de magnifiques photographies, sur papier de luxe, qui montre la vie des prisonniers sous le jour le plus riant et il l’a fait, dit-il, moins encore dans le dessein de servir la vérité que de rassurer et de consoler le plus possible les mères, les épouses, les fiancées sur le sort des êtres qui leur sont chers. Les images n’ont pas besoin d’explication. Le spectateur fait une sorte de promenade à travers le camp de prisonniers ; il a sous les yeux leur activité et leurs occupations ; il entre dans les baraquements ; il constate comment par des mesures d’hygiène et de propreté on veille à leur santé ; il assiste à leurs repas ; il visite les diverses salles de travail, les salles réservées aux gens de métier, une salle de lecture ; il prend part à leurs jeux, à des représentations dramatiques, aux offices divins. Comme la vie n’offre pas que des scènes joyeuses, nous entrons aussi à l’hôpital, nous suivons l’enterrement d’un prisonnier auquel sont rendus les honneurs militaires ; et sur la tombe enfin se prononcent les dernières paroles, « Repose en paix ».

Il va de soi que la photographie est aussi une illustration de la vie générale et des principaux événements ; elle nous montrera la fabrication des obus dans les usines Krupp, l’inauguration de l’Université de Varsovie, le départ du premier train des Balkans etc…

Qu’une photographie ne doive être accueillie qu’avec prudence, nul ne l’ignore et qu’il est très facile non seulement de truquer une image, mais surtout de lui faire dire, dans la légende, ce qu’elle ne dit pas en réalité. Journaux et revues peuvent tromper à leur tour. L’I.B. le sait et met en garde les neutres contre nos supercheries. Il sait aussi que la France inondera les pays neutres de films mensongers sur les atrocités allemandes et que les Anglais n’ont pas moins d’imagination : « Nous apprenons de bonne source que l’Angleterre a envoyé dans l’Afrique du sud des stropiats, des borgnes, tirés des sanatoriums, comme exemples vivants des cruautés allemandes en Belgique ».

Plusieurs fois la presse des Alliés fut mystifiée et les Allemands triomphaient non pas de l’habileté de leurs agents ou de la naïveté de leurs dupes, mais de la perfidie raffinée de leurs adversaires.

À la suite de la presse allemande, l’I.B. mena grand bruit autour d’une série de photographies qui parurent dans le Miroir (28 février 1915) et dont le commentaire dénaturait en effet la signification. Ce qu’ils font des lainages volés en France, disait le titre, et les soldats allemands étaient accusés d’avoir volé des lainages dans le nord de la France, et la population de Berlin de s’être faite joyeusement complice du vol, d’avoir travaillé à désinfecter ces lainages et à les transformer en vêtements militaires. Il s’agissait, en fait, de photographies qui avaient paru dans divers illustrés de Berlin et relatives à « la semaine impériale de lainages » du 18-24 janvier, pendant laquelle les Allemands de toutes les classes avaient généreusement offert les lainages et les vêtements dont ils disposaient.

L’I.B. consacre à ces documents une feuille hors texte (63×47) avec ce titre en gros caractères : La campagne de mensonge par l’image, et avec ce jugement : « L’emploi des photographies dans le Miroir permet d’imaginer les armes dont en France on juge l’usage permis, afin d’exciter contre les troupes allemandes et contre le peuple allemand ce malheureux peuple français ignorant et afin de réchauffer ainsi l’enthousiasme pour la guerre qui sans ces honteux procédés depuis longtemps aurait vraisemblablement baissé ».

Il ne faisait pas doute que le Miroir eût été trompé. Une enquête de quelque minutes, menée par un membre du comité Pour la France par l’Esperanto, tira l’affaire au clair. Ces photographies avaient été communiquées par un neutre qui de sa main avait écrit au dos l’explication que ne fit que reproduire le Miroir : « Allemands volant des effets de literie ». « Laine probablement volée dans le nord de la France ». « Laine volée dans le nord de la France, elle ne coûte pas cher »…

Un détail eût pu laisser subsister quelque doute dans l’esprit du lecteur. L’une des photographies représente des collégiens tirant allègrement une charrette chargée de lainages ; à l’avant est fixée une pancarte portant une croix rouge et deux lignes d’allemand dont la première seule est lisible : Berliner Hausfrauen, l’autre disparaissant plus qu’à demi, derrière un brancard. L’I.B. dit : « On peut clairement voir l’appel aux femmes berlinoises marqué par la croix rouge. Dans la reproduction du Miroir le texte a été soigneusement effacé, retouché ». Le Français qui fit l’enquête, le onze octobre, ne constata pas trace de retouche. Bien mieux, en consultant la collection des numéros invendus il put lire distinctement, du premier coup d’œil, les mots qu’il avait eu grand peine, contraste piquant, à déchiffrer, à deviner à la loupe sur la photographie allemande reproduite par l’I.B. Les cas semblables ne se comptent pas. La bonne foi du journal français était entière, acceptons que celle des Allemands ne l’était pas moins et disons que la passion, mauvaise conseillère, émousse l’esprit critique

*
*   *

REMARQUES FINALES

Cette étude peut apporter une contribution, comme disent les Allemands, si modeste soit-elle, à la connaissance de l’âme allemande où il est difficile de pénétrer, si difficile qu’ils répètent sans cesse qu’on ne les comprend pas, qu’on n’est pas capable de les comprendre. Ces documents offrent un intérêt particulier qu’ils empruntent au caractère de ceux qui les ont écrits et à celui du public auquel ils s’adressent. Par les relations internationales qu’ils entretenaient et que des congrès nombreux rendaient plus étroites, les Espérantistes semblaient préparés à juger les événements avec plus d’impartialité, du moins à ne pas être esclaves de préjugés chauvins, de mesquines préventions. Dans la volonté de son créateur et de la majorité de ses disciples, la langue internationale avait, nous l’avons dit, pour objet principal de faire tomber les barrières qui séparent les nations et les individus, d’établir une véritable société des nations où régnerait la fraternité et, par elle la Paix, avec l’oubli des haines meurtrières.

Les Espérantistes de l’I.B. sont des réalistes. Ils ne renoncent pas à l’espoir de leur Maître, mais ils en croient la réalisation très incertaine et lointaine. En attendant, ils défendent de toutes leurs forces leur patrie allemande. Ils assurent qu’ils ignoraient les écrits de Bernhardi et jusqu’à son nom ; ils prétendent donc ignorer la doctrine pangermaniste. Ignorance feinte ou sincère, s’ils tiennent exactement le même langage, inconsciemment ou non, eux Espérantistes, leur cas est plus instructif ; n’est-ce pas une preuve frappante que tout le peuple allemand, à tous les degrés de l’échelle sociale, était imbu, nourri ou intoxiqué des théories pangermanistes, que ces théories étaient comme en suspens dans l’air qu’ils respiraient, que de même que la Prusse avait imposé son idéal et ses ambitions à toute l’Allemagne, la Prusse pangermaniste commandait par ses professeurs et ses officiers à toute la pensée allemande, et ne sera-ce pas aussi pour des Français un avertissement à rester en garde et en sage défiance devant les revirements trop brusques d’opinion ou les trop brusques révolutions politiques qui se produisent en Allemagne, et à n’attendre que du temps, d’une assez longue expérience, les garanties d’un changement réel, profond, dans la manière de penser du peuple allemand.

L’Allemand appartient à une race supérieure. La valeur d’une race se mesure aux éléments allemands qu’elle renferme. Si la France a fait assez bonne figure, elle le doit aux éléments dans les veines desquels coule le riche sang allemand.

L’État allemand est au-dessus de tous par les travaux de ses savants, l’habileté théorique et technique de ses ingénieurs, de ses chimistes, l’initiative toujours entreprenante de ses industriels, l’activité de ses commerçants. Étant au-dessus de tous, l’État est au-dessus de tout. Les soldats de 1914 chantent : « Nous sommes les maîtres de l’univers dans toutes les choses sérieuses, tout ce qui est bon à l’étranger vient de nous ». De Bülow écrit : « l’Allemand a vu le plus haut développement de la vie artistique et scientifique qui ait eu lieu depuis l’Iliade ».

L’État allemand a une mission qui est d’instruire, d’éclairer, de conduire sur la voie du progrès, de promouvoir la culture, pour le salut et la bénédiction du monde. « Le monde devra un jour son salut au germanisme », enseigne l’historien Lamprecht. C’est pour la paix que les Allemands font la guerre, une paix allemande, la paix du droit, puisqu’à eux revient le droit de commander.

Cet État allemand est foncièrement discipline, autorité, impérialisme. Aux conceptions démocratiques, l’Allemand répugne d’instinct. L’I.B. n’a que raillerie pour le gouvernement dit démocratique. « Où se trouve la vraie démocratie dans les États en guerre contre nous ? Est-ce peut-être en Angleterre, où le peuple est également trompé par son gouvernement, mené par la ploutocratie comme en France ? Est-ce peut-être en Russie, où les maîtres de la Révolution gouvernent plus durement que le tsar défunt ? Ou peut-être aux États-Unis, où le président élu est plus autocrate qu’aucun empereur étranger, qu’aucun roi ? » « Ce n’est pas le régime démocratique qui a empêché les dirigeants de France et d’Angleterre de conclure des traités sans consulter leurs Parlements… Est-ce que la défense qu’ils ont faite à leurs socialistes de se rendre à Stockholm est démocratique ou la conduite de l’Angleterre à l’égard de l’Irlande… ? »

Aussi l’I.B. repousse-t-il avec la dernière énergie ce régime que leurs trop obligeants adversaires veulent leur imposer. Reconnaissons qu’il y a quelque fierté, un beau sentiment d’indépendance dans ces déclarations catégoriques : « Occupez-vous de vos affaires, mêlez-vous de ce qui vous regarde ; nous mettrons nous-même de l’ordre dans nos affaires intérieures, sans le secours de nos hypocrites adversaires. Et qu’ils balaient d’abord devant leur porte… »

Quand l’armée eut capitulé, que l’Empire s’écroula, certains plaignirent les rédacteurs de l’I.B. d’avoir soutenu, défendu jusqu’au bout, sans ombre de réserve ou de défaillance, le gouvernement impérial. Ils répondent : « qu’ils ne sont pas convaincus que l’ancien régime soit seul responsable de la défaite, que leur opinion ne sera point modifiée par les publications de toute sorte, faites par toute sorte d’écrivains, compétents ou non, qu’il convient d’attendre le jugement de l’Histoire ». Cependant il faut adhérer au nouveau régime, voici en quels termes ils le font : « Relativement au système du gouvernement démocratique nous sommes absolument d’accord mais non point sur la dictature du prolétariat dans la forme que visent à établir les bolchevicks et autres fantaisistes de même acabit ». Cette reconnaissance in extremis, sous la pression des circonstances, si utile ou si nécessaire à la cause allemande, la prudence commande de l’enregistrer avec d’opportunes réserves.

Cette simple esquisse, que le lecteur pourra pousser davantage, est l’image assez fidèle d’un honnête pangermaniste ou de l’I.B. champion désintéressé du vrai.

Quelle fut l’influence de l’I.B. il est difficile de la mesurer et les Allemands pouvaient avec vraisemblance affirmer qu’elle ne fut pas médiocre et répéter ce qu’ils disent souvent à leurs correspondants : « Nous sommes très heureux d’apprendre de vous que l’I.B. régulièrement remet au point ce qui a été intentionnellement dénaturé par d’autres journaux et de cette façon dirige l’opinion dans la bonne voie. Tel est le but de notre effort ».

Il est un but en tout cas qu’ils ont atteint et qu’ils ont conscience d’avoir atteint, c’est d’avoir prouvé, une fois de plus, dans des circonstances exceptionnelles, l’utilité d’une langue internationale, les mérites de l’Esperanto, langue artificielle vivante. Le gouvernement allemand reconnut leurs services par des félicitations et des décorations. Si, avant la guerre, l’Esperanto n’avait pas rencontré, un peu partout, des résistances obstinées, aveugles, s’il eût été généralement employé comme langue auxiliaire, on conçoit les services qu’il eût rendus, et non seulement, pendant la guerre, parmi ces armées aux langages si divers, véritable Babel, mais, surtout dans les œuvres d’assistance et de charité, comme il pourrait en rendre à la jeune Société des nations et en général à toutes les sociétés qui travaillent par une large entente internationale à réparer les ruines, à renouveler les sources du travail et à édifier la Paix sur des bases moins chancelantes.

Camille Aymonier
Agrégé de l’Université.


retroiri al la listo de diversaj dokumentoj

arkivo.esperanto-france.org