Unuiĝo Franca por Esperanto
Biblioteko Hippolyte Sebert
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Articles du Journal du Peuple commentant le décès de L. Zamenhof :
Le docteur Zamenhof, le créateur de l'Espéranto, vient de mourir. La nouvelle des mobilisations européennes et de la grande guerre l'avait frappé d'un cruel désespoir ; il s'était dès lors alité, et après une lente souffrance, il est mort.
Les pacifistes, les internationalistes, tous ceux qui savent qu'un jour proche ou lointain viendra où les particularités ethniques s'atténueront au sein d'une organisation internationale.
Il faudra bien qu'un jour on soit l'Humanité
disait le poète Jules Romain — tous ceux qui reconnaissent ce nouveau besoin du monde de s'unifier par dessus les haines locales, les haines factices et versatiles, apprendront avec douleur la mort du docteur Zamenhof et garderont un culte à sa mémoire.
Ce Polonais, polyglotte prodigieux comme savent l'être volontiers les slaves, avait remarqué l'identité de la plupart des radicaux, dans les diverses langues indo-européennes et, simplifiant selon une architecture solide les grammaires avec leurs idiotismes, leurs anomalies, leurs exceptions, il a créé une belle et forte langue, simple et claire, qui restera.
J'avoue à ma honte avoir parfois raillé l'espéranto, avant de l'avoir connu. Le nom en est fâcheux. Il est un peu bénin. Et cette langue factice, sans saveur populaire, me semblait a priori absurde. Quelques heures d'étude m'ont fait apercevoir toute la puissance rationnelle de cette conception linguistique, et toute son habileté philologique.
De même que l'idée internationaliste sortira grandie de l'épreuve qu'elle traverse, ainsi la Langue Universelle, nous en sommes persuadés, verra ses adeptes multiplier dès le lendemain de la guerre, dès le jour où sur les ruines de l'Ancienne Europe, nous aurons à tâche de bâtir le Monde Nouveau.
On ignore trop en France la puissance véritable, la forte organisation de l'Espérantisme. On compte dans le monde plus d'un million de militants espérantistes, sans compter les plus nombreux espérantistes qui n'ont qu'une légère notion de la langue, mais qui, au besoin, s'en servent.
La question de la Langue Universelle deviendra chaque jour plus urgente.
Ce n'est plus seulement l'anglais et l'allemand, c'est encore le russe aujourd'hui qu'un homme de quelque curiosité intellectuelle doit savoir.
Pour les générations à venir, une langue universelle sera une économie de temps immense, en même temps qu'un puissant facteur d'internationalisme.
Un très grand nombre de députés appartenant à tous les partis avaient signé une proposition de loi tendant à introduire l'enseignement de l'espéranto dans les écoles.
La guerre nous donne un motif de plus pour souhaiter que ce projet soit mis à exécution.
L. R. L.
Je n'ai guère fait que l'entrevoir et j'ai peu causé avec lui, ce docteur Zamenhof qui vient de mourir, et dont la disparition a tout de même fait retourner quelques têtes — car ce petit homme incarnait de grandes idées.
Il n'avait que soixante-trois ans, ce qui est presque l'avril d'un homme d'État ou d'un apôtre… mais il était de santé fragile, ce qui explique qu'il n'ait pu résister au coup qui nous frappa, et qu'il prit peut-être pour un cataclysme final l'éclipse, momentanée, de nos rêves et de nos espoirs.
Certes, l'épreuve fut effroyable, presque au-dessus des forces humaines. Je sais un être cependant énergique et trempé par une rude existence qui, des semaines, erra à travers Paris jusqu'aux portes de ses amis, de ses compagnons des luttes anciennes — et qui n'osa pas en franchir le seuil, dans la peur de ne point les retrouver pareils.
Crainte sage, trop souvent justifiée… on pourrait presque dire toujours justifiée ! L'ébranlement avait été trop profond, la secousse trop terrible. Beaucoup ne se reconnaissaient plus eux-mêmes dans le réveil des lointaines hérédités, sous l'impulsion de l'effroi et de la fureur. Et on ne les reconnaissait pas non plus, lorsque quelque hasard nous remettait en présence, ou qu'ils éprouvaient l'inutile besoin — rachat, rançon du passé généreux — de la manifestation publique.
Ces frères de songes, ces jumeaux d'aspirations, qui semblaient animés par les parcelles d'un même cerveau, d'un cœur unique, reniaient soudain tous les jours vécus, tous les mots prononcés, tous les gestes du labeur commun. Leur visage méditatif, rieur ou enthousiaste, paraissait se détacher comme un masque antique, pour laisser apparaître des traits inconnus, une figure ancestrale aux angles durs, aux yeux volontiers ennemis.
Ne pas les rencontrer ! Ne pas les entendre ! Ne pas les voir ! Ah ! plutôt savourer, dans toute son horreur, le Væ soli de l'Écriture, panteler de détresse, poings liés et le bâillon aux dents !
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On vit même ce miracle : le suicide des idoles ! Ces mentalités supérieures dont on a le culte, qu'on hisse bien volontiers sur les autels déserts et sur les cocles vides, pour qu'elles s'aperçoivent de plus loin, furent prises de vertige, atteintes du mal de Panurge. Les formateurs de nos pensées, les « mainteneurs » de nos consciences, les ciseleurs de doute et pétrisseurs de révolte, à la queue leu-leu sautèrent des cimes dans la foule.
Ce fut, pour nous, la mort des dieux — en plus du deuil général.
D'aucuns n'y résistèrent pas. Ils avaient peut-être l'âme du juste Horace impassible parmi les ruines, mais n'en avaient pas ses épaules. Ils succombèrent sous le faix, tel que le digne Zamenhof.
Peut-être crut-il son œuvre anéantie, l'effort de toute sa vie perdu à jamais, tandis qu'attendant son arrivée, nous nous pressions fiévreux, dans l'immense hall du Gaumont-Palace, pour le dernier congrès de l'Espéranto. Était-ce le 29 ou le 30 juillet 1914 ? La date exacte est dans mes notes, mais je ne les ai pas sous la main. Le certain, c'est que c'était avant le meurtre de Jaurès. Je revois le hall tout drapé de vert avec l'étoile d'or, pavoisé de drapeaux de la terre entière — et là-dedans une assistance bouleversée d'angoisse.
— Où est un tel ? A-t-il pu passer ?… Et un tel ? Arrivera-t-il jusqu'ici ?
Déjà, dans ce milieu essentiellement pacifique, des différences apparaissaient, des fossés se creusaient. Il y avait ceux qui redoutaient, glacés d'horreur jusqu'aux moelles, rien que par la possibilité de la catastrophe, et ceux qui, loin cependant de la désirer, mais le parler déjà bref et le geste déjà tranchant, l'envisageaient sans trop de déplaisir.
Ah ! nous étions loin du Congrès triomphal de Boulogne où plus de six cents pélerins espérantistes, représentants de vingt peuples, étaient accourus à la voix de l'initiateur, loin de ces représentations où des disciples de Zamenhof — lui-même traducteur de Shakespeare, de Gogol, de Molière et de Gœthe — avaient mis le Mariage forcé à la portée des plus ignorants de notre langage ; loin des banquets de l'Hôtel Moderne et de Genève, où le doux parler dont les syllabes chantantes semblent faire épanouir aux branches du même arbre la « fleur de neige » slave et l'amandier provençal, berçait nos plus beaux songes !
Le réveil fut atroce ? Oui, sans doute. Il a rabattu l'orgueil de ceux-là qui, parce que pressés d'arriver, s'imaginaient toucher au but. Nous en étions loin, voilà tout. Est-ce raison pour s'arrêter ? L'erreur n'est que sur la distance, elle n'est pas sur le chemin. Là, comme ailleurs, ceignons nos reins, tendons nos volontés, saluons les disparus — et en marche.
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Le vouloir de Zamenhof fut simple : annuler la confusion de Babel.
Le Dieu qui, quelque peu avant les diplomates, avait innové la maxime : « Diviser pour régner » a créé une tradition que tous les pouvoirs religieux, militaires ou civils ont maintenu avec le soin qu'engendre l'instinct de conservation.
Chaque fois que les humains se sont unis pour bâtir l'édifice qui rejoindrait la terre aux cieux, supprimer l'espace, conquérir l'azur, c'est-à-dire associer leurs efforts conscients pour se faire davantage des « semblables », se comprendre mieux, échanger des courants d'idées, ils ont rencontré chez leurs maîtres, une bienveillance mitigée.
Elle s'explique : l'union entre égaux démontre la vanité, l'inutilité des hiérarchies.
Est-il bien nécessaire que ces forces diverses communiquent entre elles directement, sans le truchement d'interprètes ; lisent dans les textes et non dans les traductions ?
Que les prêtres, les académiciens, les savants, les professeurs, les collectionneurs, les magistrats, les botanistes, latinisent, nul inconvénient. Les autres… où serait l'avantage ?
Il serait pour eux, ô Pharisiens ! Et c'est bien parce que vous le savez que vous vous êtes montrés toujours si tièdes en apparence, si hostiles au fond à ce parler complémentaire qui ne prétend empiéter sur aucune langue nationale, mais les compléter toutes. Avant la guerre vous faisiez bafouer l'Espéranto par vos scribes ; depuis, vous l'avez fait dénoncer comme suspect ; après, il retrouvera en vous ses adversaires nés, instinctifs, acharnés.
Mais peut-être que là-bas, dans les tranchées, il aura fait des adeptes, permis à des hommes d'échanger des mots humains après les cris inarticulés ; amené que le captif et le vainqueur, le blessé et l'indemne, aient eu des gestes de clémence…
Je m'arrête. Tout est là : se comprendre. N'être pas sourd aux accents que profère une bouche étrangère ; saisir la pensée au travers des sons ; savoir ce que dit l'autre — pauvre comme toi, souffrant comme toi, frustré comme toi,
SEVERINE.