Unuiĝo Franca por Esperanto
Biblioteko  Hippolyte  Sebert

listo de reeldonitaj propagandiloj


L’ESPERANTO
ET LES
LANGUES NATIONALES

PAR
M. le Général SEBERT
MEMBRE DE L’INSTITUT

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DEUXIÈME TIRAGE
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PARIS
OFFICE CENTRAL ESPÉRANTISTE
51, RUE DE CLICHY, 51

1909


L’Esperanto et les langues nationales

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On entend souvent dire, en France, à propos de ceux qui s’intéressent au développement de la langue auxiliaire internationale « Esperanto » qu’ils font œuvre de mauvais Français, en favorisant la propagation d’une langue, dont la diffusion ne peut se réaliser qu’au détriment de la langue française et en nuisant, par suite, aux intérêts de notre pays.

Il me paraît facile de montrer que cette thèse n’est pas conforme à la réalité des faits. Dans l’état actuel du monde, la propagation, par les Français, de la langue internationale, ne peut que contribuer, au contraire, à la pénétration de la langue française elle-même dans des régions nouvelles, sans nuire à son développement chez les peuples policés ; elle ne peut, par suite, que contribuer à étendre considérablement le champ de l’influence française dans le monde.

La thèse contraire, que l’on entend souvent formuler en France, n’est pas d’ailleurs spéciale à notre pays. Les mêmes raisons sont invoquées aussi chez les autres grandes nations, nos rivales, qui peuvent avoir également la prétention d’imposer à l’univers l’usage de leur propre langue.

Cette thèse est d’ordre général et peut se formuler ainsi : tous les peuples qui peuvent prétendre à imposer, au reste du monde, leur influence et leur suprématie, au moins aux points de vue industriel et commercial, et qui croient devoir, pour arriver à ce résultat, commencer par introduire, dans les pays où ils pénètrent, l’usage de leur propre langue, sont logiquement conduits à combattre l’idée de la propagation d’une langue internationale qui pourrait, à première vue, s’opposer à l’extension des langues nationales.

C’est d’ailleurs surtout chez des personnes, appartenant aux classes élevées de la Société, que cette thèse rencontre le plus de partisans.

Parmi les travailleurs des classes moyennes et même parmi les prolétaires de toutes professions, qui jusque là ne pouvaient se donner le luxe d’apprendre les langues étrangères, dont la connaissance pourrait leur être utile, beaucoup de personne ont déjà saisi, avec empressement, l’occasion qui leur était offerte d’obtenir aussi cette supériorité, en apprenant une langue facile à acquérir, qui peut les remplacer toutes.

Au contraire, les personnes occupant des situations plus élevées et plus fortunées, voient avec méfiance l’idée même de la diffusion de cette langue nouvelle internationale. Bien que celle-ci n’aspire qu’à éviter la nécessité de connaître toutes les langues des divers pays, pour pouvoir entrer en communication avec tous les peuples de la terre, elle leur paraît, à première vue, devoir nuire aussi à la diffusion des principales langues parlées par les peuples qui se considèrent comme placés à la tête de la civilisation.

La manifestation de ces sentiments présente quelques variantes selon les pays.

En France, où nos diplomates invoquent, pour la langue française, le privilège malheureusement aujourd’hui bien contesté, de constituer la langue de la diplomatie et où certains esprits, fidèles aux illusions d’une autre époque, conservent encore l’espoir d’en imposer l’usage au monde entier, au moins comme langue littéraire ou langue des salons et de la haute société, on voit, de temps en temps, reproduire des assertions qui ne peuvent, en fait, que nuire à nos intérêts, en laissant le champ libre à des rivaux mieux avisés.

C’est ainsi que des instructions ministérielles viennent parfois rappeler que l’administration française, qui s’efforce de conserver, à notre langue, le rôle prépondérant qu’elle joue encore dans les relations internationales, ne doit jamais prêter son appui, aux progrès d’une langue, à tendances internationales, progrès qui ne semblent pouvoir se réaliser qu’aux dépens de notre propre langue.

Cependant, ainsi que l’a rappelé M. le professeur Th. Cart, dans le Rapport qu’il a adressé au Ministre de l’instruction Publique, en 1906, sur cette question de la langue auxiliaire internationale (¹) :

« Il n’est pas exact de dire que le français est encore la langue de la diplomatie. Les langues rivales ont maintenant leur place à côté de lui, jusqu’au jour où, grâce à l’accroissement supérieur des populations qui les parlent, elles l’écarteront presque complètement. »

« Il y a cent ans tout diplomate étranger devait savoir le français. Aucun des nôtres n’avait besoin de savoir une langue étrangère. Aujourd’hui, combien d’hommes d’État, hors de France, ignorent notre langue, et qui oserait proposer de supprimer les langues vivantes au concours du Ministère des affaires étrangères ? »

« C’est faire preuve d’une singulière imprévoyance que de s’opposer, au nom du patriotisme français, à l’adoption d’une langue neutre qui, seule, garantit les droits des futures minorités. »

(¹)  Voir ce Rapport dans la brochure intitulée : L’Esperanto et les Institutions publiques, Paris, 1908, Office Central Espérantiste.

À la suite de notre administration l’Alliance française, cette grande société qui s’est donné pour mission de répandre, dans les autres pays, l’usage de notre langue, croyant aussi que la langue internationale ne peut se propager, à l’étranger, qu’au détriment de celle-ci, n’hésite pas également à combattre l’Esperanto, comme si la diffusion de cette dernière langue devait réellement nuire à son œuvre et comme si le recul qu’elle est obligée de constater, dans la pénétration de la langue française, en dehors de nos frontières, n’était pas dû à d’autres causes.

En Allemagne, pendant quelque temps, un mot d’ordre paraît avoir été donné de résister à l’introduction de la langue « Esperanto », sous prétexte qu’elle représentait une importation française et que cette introduction serait un moyen détourné, pour nous, de maintenir l’influence que nous avions, autrefois, la prétention d’exercer, en imposant l’usage de la langue française, pour les usages scientifiques.

Actuellement, cette situation s’est sensiblement modifiée, à la suite du Congrès Espérantiste tenu à Dresde en 1908. Mais on trouve encore actuellement très répandue, en Allemagne, dans le monde universitaire, la prétention de faire admettre qu’au contraire, aujourd’hui, c’est la langue allemande qui doit jouer le rôle de langue scientifique universelle, vu le développement considérable qui a été pris, dans ces derniers temps, par les publications allemandes dans les domaines scientifiques et industriel et l’extension qui a été donnée aux traductions, en langue allemande, des mémoires scientifiques et même des œuvres littéraires, qui paraissent dans presque tous les autres pays.

À côté de cette prétention excessive, se trouve encore l’opinion, plus raisonnable, mais aussi plus redoutable, d’un certain nombre de personnes influentes, opinion que l’on a pu relever dans le discours qu’a prononcé M. le recteur Hermann Diels, de l’Université de Berlin, à la date du 6 août 1906, lors de la fête solennelle, célébrée à l’occasion du jubilé de la fondation de cette Université.

Cette opinion s’appuie sur ce fait qu’en Allemagne, les hommes des classes aisées, et surtout ceux qui sont appelés à aller commercer à l’étranger, possèdent, à peu près tous, la connaissance des trois langues : allemande, anglaise et française, ce qui leur donne, sur leurs rivaux anglais et français, une supériorité réelle, dont les effets sont d’ores et déjà visibles, par le développement pris, dans ces dernières années, par l’industrie et le commerce de l’Allemagne.

Les Anglais, qui s’expatrient si volontiers, possèdent souvent aussi, avec la connaissance de leur propre langue, celle de la langue française, de sorte que nos nationaux, qui ne connaissent, le plus souvent, que leur propre langue, se trouvent en état de réelle infériorité, vis-à-vis de leurs rivaux allemands et anglais.

L’adoption d’une langue internationale qui viendrait nous mettre, ainsi que tous les autres peuples, sur le pied d’égalité, sous ce rapport, avec les Allemands, pourrait faire disparaître la supériorité que ces derniers ont acquise et cela paraît être le réel motif de l’opposition raisonnée que font, à l’introduction de la langue internationale, leurs hommes d’État et leurs dirigeants intellectuels.

On peut trouver l’exposé très net, de cette façon de voir, dans un article que M. Gomperz, rapporteur de l’Académie impériale des sciences de Vienne, avait fait paraître dans la Neue Freie Presse du 25 Juin 1904.

Il faut ajouter, pour être complet, que les Allemands poussent plus loin encore l’idée qu’il est utile de posséder la langue des pays où l’on veut implanter l’industrie et l’influence de son propre pays. Quand ils vont s’établir dans un pays autre que ceux où l’on parle une des trois langues : allemande, anglaise ou française, ils ne cherchent pas, comme serait trop souvent tenté de le faire un Français, à s’y installer en essayant d’y conserver l’usage de leur propre langue, mais bien en ayant soin de s’approprier la langue du pays et de s’assimiler, le plus possible, à ses habitants. C’est là aussi une des causes de l’extension prise par le commerce de l’Allemagne, à l’étranger, dans certaines villes, comme on en voit un exemple frappant, notamment, à Barcelone.

En Angleterre, ce sont les membres du parti impérialiste, dont les visées sont tournées vers l’expansion, toujours plus grande, dans toutes les parties du monde, de l’influence et de la suprématie de la Grande-Bretagne, qui s’opposent plus spécialement à l’introduction de la langue internationale et principalement aussi, par ce motif, que ce sont eux, c’est la langue anglaise qui doit devenir la langue universelle.

L’influence de ce parti, sur l’opinion publique, a été telle, à un certain moment, qu’elle a suffi pour rendre momentanément hésitants un certain nombre de savants anglais éminents qui s’étaient inscrits, il y a plusieurs années, sur la liste des adeptes de la langue Esperanto et qui ont, ensuite, manifesté la velléité de s’en retirer.

Cette opposition, à l’adoption de la langue internationale, a profité, pendant quelque temps, de l’appui qu’est venu lui donner le président Roosevelt, en proposant une réforme de l’orthographe anglaise, dans la pensée, qu’en faisant disparaître une partie des difficultés de lecture et de prononciation de cette langue, on supprimerait l’un des principaux obstacles que rencontre l’enseignement de la langue anglaise, et par suite on faciliterait son adoption comme langue universelle.

Le rejet, par le parlement américain, des propositions de M. Roosevelt, et l’effet produit, en Angleterre et dans les pays de langue anglaise, par le Congrès que les Espérantistes n’ont pas craint d’aller tenir, en 1907, à Cambridge même, au sein de la vieille citadelle universitaire anglaise, ont déjà fortement changé la situation, mais on trouve encore, néanmoins, beaucoup de personnes qui invoquent, en faveur de l’adoption de la langue anglaise, le fait que cette langue est déjà la plus répandue sur la surface du globe.

C’est, par suite, le cas d’examiner ici la valeur de cet argument et de voir aussi dans quelle situation se trouve, sous ce rapport, la langue française, à l’égard des autres langues principales parlées dans le monde.

On cite souvent, comme évaluation des nombres d’habitants de la terre, parlant les langues les plus répandues, les nombres suivants, qui laissent, d’ailleurs, de côté les langues chinoise et indienne et bien d’autres encore fort répandues cependant :

La langue anglaise serait parlée par 125 millions d’individus,
la langue allemande — par 75 —,
La langue russe (grand russe) — par 65 —,
la langue française — par 55 —,
La langue espagnole — par 45 —.

Ces renseignements, dont j’ignore la provenance première, semblent d’ailleurs fort sujets à caution, en ce qui concerne notamment la langue anglaise, pour laquelle il paraît probable que l’évaluation est beaucoup trop faible. Le nombre donné, de 125 millions, ne comprend certainement pas les possessions britanniques de l’Inde, où l’on doit compter encore un très grand nombre d’individus parlant la langue anglaise et l’on n’exagérera pas, en disant qu’il faut, sans doute, doubler, au moins, le nombre des individus parlant la langue anglaise.

On voit, par ces nombres, combien seraient loin de compte ceux qui, d’après l’extension prise, dans certains pays ou dans certaines classes de la société, par la langue française, par exemple, escompteraient les chances de progrès futur que cette langue peut encore devoir à ses qualités de simplicité, de précision, de clarté et de logique et en pronostiqueraient l’adoption finale, comme langue auxiliaire de l’Europe.

En effet, ce n’est pas seulement l’Europe, aujourd’hui, qu’il faut avoir en vue, mais le monde entier, et ce ne sont pas seulement les milieux à culture élevée, les cercles littéraires, les salons de bonne compagnie et les besoins de la conversation raffinée qu’il faut considérer, comme le fait un article remarqué de M. de Novicov, publié dans la « Revue des Deux-Mondes », en 1908.

Au moment où le vieux monde subit une transformation profonde, par le développement inouï que prennent les moyens de communication, au moment où ce n’est plus seulement la locomotion automobile qui entame les frontières, mais où la locomotion aérienne se prépare à les faire disparaître, au moment où un mouvement irrésistible commence à soulever les masses populaires qui n’entendent pas rester à l’écart, dans ces violents courants qui entraînent les peuples à se pénétrer et à se mêler les uns aux autres, ce ne sont plus le vieux clichés des supériorités sociales de telles ou telles castes, de tels ou tels peuples mêmes, qui doivent entrer en ligne de compte pour régir l’humanité.

Ce que tout homme, qui a sa place au soleil, est en droit de demander aujourd’hui, pour lui permettre de communiquer avec ceux de ses semblables séparés de lui par le hasard de la naissance et que les vicissitudes de l’existence peuvent l’amener à rencontrer, c’est de pouvoir entrer en relation avec eux, à l’aide d’une langue internationale, qui soit assez facile à apprendre pour que nul ne puisse prétendre arriver à en acquérir la connaissance sans trop de peine.

La langue appelée à devenir la langue universelle, non pas pour supplanter les autres, mais pour servir à chacun, à côté de sa langue maternelle, comme langue seconde, commune à tous, ne devant servir de communication qu’entre ceux qui ne parlent pas la même langue maternelle, cette langue ne peut être qu’une langue des plus faciles à apprendre et elle doit être susceptible d’être parlée de la même façon par tous.

Ce sont là les qualités qu’est en droit de revendiquer, pour elle, la langue Esperanto, avec ses racines internationales, comprises sans peine de tous les hommes d’origine indo-européenne, avec sa grammaire simplifiée à l’extrême, ses principes logiques de construction des mots et enfin son alphabet phonétique et ses règles précises de lecture qui assurent la similitude de prononciation par tour ceux qui l’emploient.

Tous ceux qui se sont donné la peine d’étudier cette langue et de l’utiliser pratiquement, en laissant de côté les discussion théoriques sur les autres solutions que l’on peut concevoir pour le problème d’une langue artificielle, ont pu se convaincre que l’Esperanto répond à tous les besoins et se plie à tous l es usages, depuis ceux du langage courant, de la vie sociale, jusqu’aux applications littéraires, commerciales et scientifiques de toute nature.

Les Congrès de propagande que les Espérantistes sont allés tenir successivement, d’année en année, depuis 1905 et avec un succès toujours croissant, à Boulogne-sur-Mer, à Genève, à Cambridge et à Dresde, et les nombreux journaux spéciaux éclos, pour eux, dans toutes les régions de la terre (¹), ont provoqué déjà une large diffusion de la langue. Le nombre de ses adeptes, qui se comptent par milliers, ne peut même plus être exactement évalué.

(¹)  Le nombre des journaux espérantistes, destinés la plupart à la propagande de la langue et publiés généralement chacun en deux langues, c’est-à-dire une langue nationale en regard de l’Esperanto, dépasse aujourd’hui 80.

Peu importe, dans ces conditions, que la langue anglaise soit déjà parlée par 125 ou 250 millions d’individus.

Cette dernière langue, en dépit de sa supériorité sur les autres, sous ce rapport, ne peut prétendre à devenir la langue internationale seconde, parce qu’elle est, malgré la simplicité relative de sa grammaire, encore trop difficile à apprendre et surtout présente trop d’obstacles de prononciation.

L’allemand, qui viendrait après, comme diffusion déjà réalisée dans le monde, malgré les qualités de force, de richesse et de profondeur qu’on lui reconnaît, serait beaucoup plus difficile encore à apprendre.

Le français est, lui-même, trop hérissé de difficultés de grammaire, d’orthographe et de prononciation, pour devenir la langue auxiliaire de la démocratie.

L’espagnol, qui est déjà presque aussi répandu que le français, qui est parlé dans une grande étendue du nouveau monde et qui présente des qualités spéciales de simplicité et de facilité de prononciation, aurait peut-être plus de chances de convenir à la création d’une langue auxiliaire, si l’adoption de la langue d’une des grandes nations du monde ne devait rencontrer l’opposition de toutes les autres nations et si l’Esperanto n’était pas là, avec ses qualités précieuses de simplicité et de logique, avec sa richesse, obtenue par la simple combinaison d’un petit nombre d’éléments, et s’il ne pouvait être appelé le véritable latin de la démocratie.

C’est donc l’Esperanto qui, malgré les effort que l’on peut tenter, pour en gêner la marche, est appelé à s’implanter partout comme langue seconde.

C’est en vain que l’on chercherait à conserver l’espoir de voir la langue française reconquérir la situation de langue universelle de la bonne compagnie, qu’elle a pu posséder à une certaine époque, dans une région d’ailleurs relativement bien peu étendue du monde.

C’est en vain que l’on invoquerait, pour elle, le mérite d’être encore « la langue des élites en Russie, en Pologne, en Turquie, en Grèce, en Roumanie, en Bulgarie, en Serbie, en Hongrie, en Bohème, en Italie, en Espagne, en Portugal et dans les pays scandinaves. »

Il ne s’agit pas seulement de la langue des élites, il ne s’agit pas même de la langue de certains pays d’Europe. À côté de ces pays, il n’est pas permis de négliger les autres, dans lesquels dominent les influences de l’Allemagne et de l’Angleterre. Il ne suffit pas d’ajouter que « les Anglais préfèrent le français à l’allemand, que les Allemand — en Autriche par exemple — les Latins et les Slaves, préfèrent souvent le français à l’anglais. »

Il n’est pas davantage exact de croire que, tout au moins, dans le domaine scientifique, le français pourrait arriver à supplanter l’allemand, que d’aucuns cherchent à imposer comme langue scientifique.

Ce n’est, en effet, que dans de rares pays, comme la Bohème, la Roumanie ou la Hongrie, où l’élément national lutte, avec passion, contre l’introduction de la langue allemande, que l’on peut voir encore la langue française préconisée ou même prescrite, comme langue officielle, dans les congrès internationaux. Cela n’empêche pas de voir la langue allemande obligatoirement acceptée pour des communications qui sont faites dans des congrès scientifiques tenus à Paris même.

Nous voyons aussi l’Association internationale des Académies inscrire, dans ses statuts, l’obligation de l’usage simultané des trois langues : anglaise, allemande et française. Le Catalogue scientifique de la Société royale de Londres adopte également l’usage de ces trois langues, auxquelles les Italiens réclament enfin l’adjonction de la leur.

Il n’est pas d’ailleurs seulement question d’une langue plus ou moins facile à apprendre, qui soit : ou scientifique, à l’usage des congrès, ou même seulement pratique, à l’usage du commerce et de  l’industrie, mais bien d’une langue commode et facile à apprendre, qui puisse servir également à tous ces usages.

C’est précisément la caractéristique de la langue Esperanto. L’on peut ajouter, à son actif, que l’étude de cette langue facilite, d’autre part, l’étude de toutes les autres langues, de sorte qu’en enseignant à un étranger la langue Esperanto, un Français préparerait, par cela même, ce dernier, à apprendre ensuite, plus facilement, la langue française.

On voit quelles conséquences résulteraient de ce fait, si les Français, continuant leur action civilisatrice traditionnelle, se donnaient, aujourd’hui, pour mission d’introduire la langue internationale Esperanto dans leurs possessions lointaines et chez les peuplades encore peu civilisées qui les occupent.

La langue Esperanto convient merveilleusement comme premier moyen d’intercommunication avec des peuplades inférieures, et elle peut remplacer, en fournissant une solution bien plus satisfaisante (puisqu’elle constitue une langue riche et complète), les embryons de langue internationale que les nécessités de la vie nomade ont déjà partiellement introduits dans certaines des régions du globe, où des hommes, d’origine distincte, se trouvent accidentellement mis en présence, comme le sabir dans la Méditerranée, le pigeon dans les mers de Chine, le langage des baleiniers, l’indoustani, et le malais dans l’Inde ou le labi dans les régions congolaises, etc.

Celui qui se servira, dès le début, de cette langue, dans un pays neuf, pourra l’utiliser, ensuite, comme introduction à l’étude de sa propre langue et, ainsi, il travaillera à introduire, dans ce pays, la langue et l’influence de sa propre nation.

Est-il besoin, en effet, de signaler quelle influence peut donner, à ceux qui pénètrent les premiers dans un pays, le fait qu’ils y ont apporté pacifiquement, avec eux, les bienfaits de la civilisation, et parmi ces bienfaits en serait-il de plus grand que celui d’avoir doté les habitants d’une langue facile à apprendre et qui leur permettra d’entrer en communication avec le reste de l’univers.

Le fait que l’enseignement initial de l’Esperanto facilite l’enseignement ultérieur des autres langues étrangères, a été signalé notamment par l’illustre professeur d’humanités de l’Université de Cambridge, le vénérable professeur Mayor, qui à l’âge de 83 ans a appris l’Esperanto, à l’occasion du Congrès tenu dans cette ville. Il a pu prononcer alors de remarquables allocutions en Esperanto même et il a pris la peine d’indiquer, dans une circulaire adressée aux Universités d’Angleterre, dans quel ordre les langues étrangères lui paraissent devoir être enseignées, aux jeunes élèves anglais, en commençant par l’Esperanto (¹).

(¹)  Voir la brochure : La Presse et les Congrès d’Esperanto, Paris, 1907, Office Central Espérantiste.

Déjà des Espérantistes ont tiré parti de cette remarque pour préparer des grammaires rédigées en Esperanto et destinées à enseigner d’autres langues étrangères à ceux qui connaissent le langage international (¹).

(¹)  Voir : Boulet, Franca gramatiko por Esperantistoj.

L’Alliance française aurait dû faire son profit de ces observations. Elle dépense, en effet, des sommes considérables pour chercher à introduire la langue française dans les pays étrangers, mais elle ne réussit guère qu’à fournir, gratuitement, l’enseignement de cette langue à des personnes de situation aisée, lesquelles, sans cela auraient, pour la plupart, cherché à l’apprendre à leurs frais.

Elle n’est même pas arrivée à enrayer le mouvement de développement des autres langues que la nôtre, mouvement qui va en s’accélérant de jour en jour.

Si elle consacrait ses efforts, dans ces pays, à l’enseignement de la langue Esperanto, elle pourrait, avec cette dernière langue, faire pénétrer notre influence dans toutes les classes de la population et atteindre, par suite, des sphères nouvelles.

Elle introduirait aussi, plus facilement, la langue française elle-même dans des classes élevées, puisque l’enseignement de la langue internationale pourrait lui servir d’introduction.

Nos missions laïques, qui cherchent enfin à propager notre langue et notre influence, dans les pays d’Orient principalement, devraient également ses donner ce même programme et combattre ainsi, par l’introduction d’une langue pouvant servir de prélude à l’enseignement du français, le système néfaste qu’ont souvent employé nos missionnaires catholiques, en enseignant à leurs néophytes, pour ne pas les laisser prendre contact avec les autres colons français, un mauvais latin de cuisine ou même le provençal, comme je l’ai vu pratiquer à l’île Ouen, en Nouvelle-Calédonie, dans ma jeunesse.

Il est encore une remarque qu’il n’est pas inutile de faire, au sujet de l’influence favorable que la diffusion de la langue internationale Esperanto peut exercer sur la propagation même de la langue française, par le seul fait de l’accroissement de renom qu’elle peut procurer à celle-ci à l’étranger.

Bien que le modeste créateur de cette langue nouvelle ait surtout eu l’intention, en l’élaborant, de constituer une langue simple et pratique, destinée surtout à se plier aux besoins de la vie courante et aux applications usuelles (¹), il est arrivé qu’elle s’est trouvée aussi convenir à l’expression de toutes les pensées et qu’elle a pu satisfaire à toutes les exigences linguistiques.

(¹)  Consulter la lettre curieuse du Dr Zamenhof, publiée sous le titre : Letero pri la deveno de esperanto.

Ce résultat provient, à la fois, de l’excellence des principes adoptés pour la conception de cette langue, de la simplicité de ses règles grammaticales, et de la souplesse que lui donnent le mode de formation logique des mots et celui de la construction des phrases.

Dans ces conditions, elle peut servir à traduire, avec une précision remarquable, les œuvres les plus diverses, et elle est susceptible de rendre, mieux que toutes les autres langues, les finesses et les traits caractéristiques des chefs-d’œuvre de la littérature étrangère de tous pays.

Dès lors, l’Esperanto peut servir à faire connaître au monde ces chefs-d’œuvre.

La langue française, qui de l’aveu de tous, possède l’ensemble de la littérature la plus remarquable, doit être évidemment la première à en profiter.

Ainsi que l’a écrit M. Ernest Archdeacon (¹), « si l’on tient compte de ce qu’il est parlé, dans le monde entier, plus de mille langues ou idiomes différents, il est clair que si les lettrés du monde comprenaient l’Esperanto, les nombreux chefs-d’œuvre de notre littérature déborderaient sur le monde entier, en y portant notre influence, nos mœurs, nos idées. »

« Le nombre de ces ouvrages imprimés et vendus dans l’univers serait ipso facto centuplé, ce qui pourrait être, pour nos auteurs français, une source de revenus considérable. »

(¹)  Voir l’article du Petit Journal, en date du 8 Juillet 1909, intitulé : Pourquoi l’Esperanto ne peut nuire au français.

Mais ce n’est pas seulement pour la divulgation des chefs-d’œuvre littéraires des grands pays, en dehors de leurs frontières, que la langue internationale pourra jouer un rôle précieux dans l’avenir.

On peut aussi en utiliser l’aide pour assurer la conservation de langues, qui ont eu autrefois une existence brillante et qui sont exposées à décroître par l’absorption, au profit de plus grandes nations, des peuples qui les parlaient.

Ceux qui se sont voués à la défense de ces langues et qui essaient d’en relever l’éclat et d’en perpétuer les traditions, peuvent trouver, dans la traduction, en Esperanto, des chefs-d’œuvre de ces littératures secondaires, le moyen de les faire connaître et apprécier universellement.

C’est ce que l’on a réussi déjà à faire, avec succès, pour les chefs-d’œuvre de la littérature flamande (¹) et pour l’un des plus célèbres de la littérature provençale (²), sans compter déjà bien d’autres tentatives de reproduction de chefs-d’œuvre anciens, écrits en vieux langage, ou d’œuvres littéraires modernes qui, malgré leur mérite, sont souvent peu connues en dehors de leur pays d’origine.

(¹)  Van Melckebecke : Paĝoj el la flandra literaturo.

(²)  Paul Champion et Dr Noël : Mirejo, el Mistral.

L’emploi de la langue internationale peut aussi, en vertu de considérations d’ordre analogue, être invoqué, comme moyen de sauvegarde, pour les peuples dont la tradition et la langue sont menacées de disparaître, par suite des révolutions du globe ou pour ceux qui se considèrent comme opprimés et se trouvent victimes des rigueurs de leurs vainqueurs.

C’est ainsi que l’on a pu proposer de constituer une ligue pour assurer, par le lien commun de la langue internationale, la défense des langues paternelles menacées et que l’on a pu voir se grouper, de cette façon, des hommes parlant l’irlandais, le catalan, etc. (¹)

(¹)  Voir les articles publiés sous le titre : La gepatraj lingvoj kaj Esperanto, dans le journal Belga Esperantisto, Avril et Juin 1909, sous les signatures de MM. Patrick Parker et E. Pellicer.

Ce n’est pas, sous ce rapport seulement de la propagation indirecte, que la diffusion de l’Esperanto peut profiter au développement de la langue française.

Un autre ordre de considérations doit appeler l’attention sur un danger que la résistance apportée à l’introduction des idées nouvelles, dans nos établissements d’instruction, fait courir, dans notre pays même, à l’enseignement de la langue française.

Si les directeurs de notre éducation universitaire s’étaient montrés plus prévoyants et perspicaces, ils auraient vu, il y a plusieurs années déjà, quelle source d’avantages peut procurer à nos méthodes d’enseignement, le fait que, dans un avenir prochain, la connaissance de la langue Esperanto, pourra permettre de déblayer les programmes universitaires en les débarrassant des entraves, dans lesquelles ils se débattent actuellement, par suite de l’extension exagérée que l’on a cru devoir donner, chez nous, à l’enseignement des langues vivantes.

Ainsi que le signale un article remarquable qu’a publié, il y a peu de temps, M. le professeur Aymonier, dans le journal « Franca Esperantisto » (¹), « on a voulu détruire la réputation qu’ont les Français de savoir mal ou de ne pas savoir du tout les langues vivantes. L’Université, pour réagir contre ce mal prétendu, a donné une importance prépondérante, une place d’honneur, aux langues vivantes, dans ses programmes, au détriment des langues anciennes et du français même. »

(¹)  Voir l’article : Langues vivantes et Esperanto, par C. Aymonier, Franca Esperantisto, Janvier 1909.

Elle a multiplié les professeurs, et fait appliquer de nouvelles méthodes, soi-disant perfectionnées, mais M. Aymonier constate que les résultats n’ont pas répondu à l’attente des promoteurs de ces changements.

Non seulement, comme il le signale, l’éducation linguistique des jeunes Français est restée insuffisante, mais encore cette extension, donnée à l’enseignement des langues vivantes, a eu une répercussion déplorable sur le reste des études, plus substantielles, qui s’imposent de plus en plus.

Cette expérience malencontreuse s’est produite, en effet, « alors que les programmes sont surchargés, que le champ des sciences et des lettres va s’étendant chaque jour, au point que les élèves ne peuvent plus qu’effleurer superficiellement toute chose et même leur propre langue. »

M. Aymonier indique, par ce dernier mot, le mal le plus réel et le plus redoutable, dont nous souffrons en ce moment.

C’est un fait indéniable que constatent tous les examinateurs et que déplorent les pères de famille, soucieux de l’instruction de leurs enfants, à savoir que les élèvent, qui se forment aujourd’hui sur les bancs de nos lycées, ne connaissent plus suffisamment notre belle langue française et s’y montrent d’une faiblesse déplorable, en comparaison de ce qu’étaient, au même âge, les élèves des générations précédentes.

C’est là un danger autrement grave que le péril hypothétique, contre lequel cherchent à protéger notre race, ceux qui se sont attribué la mission de défendre la langue et l’influence françaises contre les attaques de ses soi-disant ennemis.

Combien il aurait pu être, au contraire, plus utile au pays, s’ils avaient débarrassé nos programmes de toutes ces langues vivantes qui ne peuvent être apprises, d’une façon profitable, que par un séjour en pays étranger et s’ils en avaient remplacé l’enseignement par celui de la langue internationale, qui peut leur servir d’introduction à toutes.

Ils auraient ainsi rendu disponible, pour un enseignement réellement utile, un temps précieux, dans les classes de nos lycées et auraient ainsi permis, à tous ceux qui voudraient compléter ultérieurement leur instruction linguistique, d’utiliser plus fructueusement le temps qu’ils iraient passer, en fin d’étude, en pays étrangers.

C’est le même argument que, sous une autre forme, développait déjà M. le professeur Cart, dans le Rapport dont j’ai cité précédemment un premier passage :

« À ceux qui signalent la nécessité de l’adoption d’une langue internationale, répondra-t-on, disait-il, qu’on s’en est bien passé jusqu’ici et qu’on s’en passera bien encore ? »

« On s’est passé des chemins de fer jusqu’au jour où ils furent construits et l’on s’est bien plus longtemps passé du télégraphe ! Mais c’est justement de la création des chemins de fer et d’un réseau télégraphique, reliant tous les peuples de langues diverses, que résulte la nécessité, de plus en plus urgente, d’une langue commune et internationale. »

« Tous les pays seront bientôt voisins, s’ils ne le sont déjà, car la distance ne se mesure pas au nombre des kilomètres, mais au temps qu’on met à les parcourir et ce temps diminue d’année en année. »

« Les conséquences d’un tel rapprochement se font sentir dans tous les domaines. Les littérateurs, les savants et les ouvriers, en leurs congrès ou ailleurs, s’en aperçoivent aussi bien que les commerçants et les industriels. »

« Des questions autrefois purement locales, telles que le salaire, la durée de la journée de travail, l’interdiction de l’emploi des matières nuisibles, etc., sont déjà non plus nationales, mais internationales et ne peuvent être résolues que d’un commun accord. »

« La diversité des langues, impuissante à empêcher l’accroissement de la vie internationale, la concurrence économique, et la communauté des efforts leur crée cependant de continuelles entraves, au détriment de la civilisation mondiale et sans aucun profit pour chaque nation en particulier. »

« Le malaise résultant d’un tel état de choses est si réel qu’on s’efforce d’y porter remède en tous pays, par la place, de plus en plus grande, qu’on réserve, dans l’enseignement public, aux langues vivantes, alors que, d’autre part, la somme des connaissances générales qu’il convient d’acquérir va, elle aussi, en augmentant. »

« Il n’y a aucune témérité à prédire que la solution par l’étude de langues étrangères, toujours plus nombreuses et mieux apprises, aboutira à la faillite. »

« Elle est fatale, parce que la mémoire a ses limites. »

« Le nombre des hommes capables d’apprendre pratiquement deux ou trois langues vivantes — avec tant d’autres choses en outre — est infime ; or, c’est à un nombre d’hommes continuellement croissant qu’il importe de pouvoir communiquer avec des nations de langues différentes, de plus en plus nombreuses. »

« Il n’y a pas d’illusion à se faire. On a fait fausse route, chez nous, en cherchant à suppléer, par la multiplicité des cours de langues vivantes, à l’insuffisance légendaire de l’instruction des Français sous ce rapport. »

« Seul, l’enseignement de la langue internationale peut amener les résultats que nous devons désirer. Seul, il pourra aider au développement de l’instruction des jeunes Français, tout en contribuant, quoiqu’on en dise, à l’expansion de notre langue et de notre influence à l’étranger. »

C’est l’exemple que se préparent à nous donner nos rivaux. Combien, en effet, plus sage et plus pratiques que les opinions que l’on entend si souvent formuler, chez nous, à la légère, sont les déclarations qui se trouvent consignées dans des documents étrangers que je veux citer ici, en terminant.

En 1908, lors du passage, à Londres, des Espérantistes de retour du Congrès de Cambridge, c’est l’alderman, Sir Vezey Strong, qui les recevant, au Guildhall, en l’absence du lord-maire, déclare dans son discours : « À parler franchement, en ma qualité d’Anglais, j’avais cru, jusqu’ici que la langue, appelée à être parlée par tous les peuples de l’univers, devrait être ma propre langue. Cela aurait été beaucoup plus commode, pour moi personnellement. Mais je comprends, maintenant, qu’il y a à cela de grandes difficultés. Je reconnais qu’en imposant, comme langue internationale, à tous les peuples, une des langues nationales existantes, vous donneriez au peuple, parlant déjà cette langue, sur tous les autres, un avantage réel et non mérité, et si le langage universel ne peut être l’anglais, je reconnais qu’il doit être l’Esperanto. »

À l’autre extrémité de la terre, au Japon, le Comte Ayashi, Ministre des affaires étrangères, dans une lettre adressée, à la date du 16 Novembre 1907, à la Société espérantiste japonaise, dont il avait accepté la présidence d’honneur, fait les déclarations suivantes :

« Quoique les langues anglaise et française soient relativement répandues, en dehors de leurs frontières respectives, cependant, non seulement la première, comme langue commerciale, mais aussi la seconde, comme langue des relations sociales, ont des sphères d’influence différentes. En outre, elles ne sont pratiques que pour une faible portion de l’humanité tout entière et, par suite, quand on tient compte du travail nécessaire pour les apprendre, on reconnaît que l’utilité en est trop restreinte. »

« C’est pourquoi nous voulons faire, de l’Esperanto, une langue internationale et ce n’est pas trop dire que de proclamer que notre entreprise est d’en faire l’Évangile du monde entier. »

« Au moment où notre nation, qui, pendant des siècles, avait fermé ses portes aux autres nations, s’éveille et entre en communication avec les nations européennes et américaines, au moment où nos relations deviennent plus intimes, non seulement avec le continent asiatique, mais encore avec les pays lointains, l’obstacle le plus gênant et le plus nuisible est la diversité des langues usuelles. »

Pour que notre Empire ne reste pas en arrière de la civilisation du monde, il est nécessaire que l’enseignement des langues étrangères se développe et, cependant, on ne pourra jamais apprendre un assez grand nombre de langues européennes et autres. C’est pourquoi notre Association recommande, à nos compatriotes, d’apprendre l’Esperanto. »

De cet appel, venant de l’autre côté de l’Atlantique, on peut rapprocher, aujourd’hui, le rapport adressé au Gouvernement américain, par le délégué officiel, envoyé au Congrès de Dresde, par ce gouvernement, en 1908.

Ce délégué, M. le major Straub, conclut son rapport en ces termes :

« Étant donné la grande extension de l’Esperanto, ce langage est recommandé à l’attention de notre organisation de la Croix-Rouge. Il est aussi à désirer que le Congrès international d’Esperanto, qui aura lieu, en 1910, à Chautauqua, reçoive du Gouvernement, l’aide et les encouragements nécessaires, pour lui assurer un succès digne de notre grand pays. »

La major Straub signale ici, en premier lieu, les services que l’Esperanto peut rendre dans l’organisation des services de la Croix-Rouge.

C’est qu’il y a là, en effet, une application où, dès maintenant et dans son état de développement actuel, la langue internationale peut rendre des services immédiats et des plus appréciables.

Il y a peu d’organisations dont le fonctionnement, par suite de  la diversité des langues qui peuvent se trouver en présence, présente plus de difficultés, que les ambulances du Service de la Croix-Rouge, à la suite des armées.

Dans les détachements hospitaliers, qui constituent ces ambulances et qui comportent souvent, comme médecins ou comme infirmiers, des volontaires de toutes nations, se trouvent réunies des personnes parlant les langues les plus diverses.

Les blessés à soigner peuvent appartenir à d’autres pays et parler aussi des langues multiples et différentes. On a vu des exemples vraiment extraordinaires de ces mélanges, dans les ambulances organisées pendant l’expédition de Chine, pendant la guerre russo-japonaise ou pendant les dernières expéditions du Maroc.

C’est bien dans ces milieux improvisés que se trouve réalisée, à l’époque actuelle, la légende de la Tour de Babel, et l’un des problèmes les plus troublants qui se présentent est de pouvoir assurer les communications, par la parole, entre toutes les personnes ainsi réunies et surtout entre les patients et leurs sauveteurs.

La solution peut en être heureusement donnée par  l’usage de la langue internationale et la preuve en a été faite déjà, au cours des Congrès d’Esperanto. Il suffit de posséder de petits manuels bi-lingues, donnant chacun, en Esperanto, la traduction de questions et de réponses identiques, successivement formulées dans les langues des nationaux qui peuvent se trouver en présence.

Un certain nombre de ces manuels sont déjà préparés.

Qu’un médecin français, ayant affaire à un blessé allemand, pose à celui-ci, en Esperanto, des questions qui soient la traduction des phrases de son manuel Français-Esperanto et qu’il mette, entre les mains du blessé, pour permettre à celui-ci de lui répondre, le manuel correspondant Allemand-Esperanto.

Grâce à la propriété que possède la langue internationale de se lire et de se prononcer uniformément et sans difficultés par tous, le blessé interrogé pourra répondre par la traduction, en Esperanto, des phrases allemandes de son manuel.

Si les hommes interrogés connaissent déjà la langue internationale, la solution est rendue encore plus facile, mais cette condition n’est même pas indispensable, comme on le voit par l’exemple cité.

Cette question a déjà attiré, dans les divers pays, l’attention des sommités des services de la Croix-Rouge. Elle a obtenu l’approbation de généraux distingués et de chefs d’armée illustres et elle a fait l’objet d’un examen, suivi d’un rapport favorable, de la part du représentant de la Conférence internationale de la Croix-Rouge de Genève, délégué officiellement au Congrès de Dresde, pour assister aux expériences, qui y ont eu lieu et qui avaient été organisées par un major allemand, M. le Dr Thalwitzer.

Ce sont ces résultats constatés qui ont motivé la phrase de M. le major Straub, signalant, à son gouvernement, cette application immédiate possible de l’Esperanto.

Un autre fait encore à signaler est l’emploi qu’a cru devoir faire de cette langue le Gouvernement du Brésil pour la rédaction du compte-rendu de la belle exposition nationale, qui a eu lieu, en 1908, à Rio-de-Janeiro.

Ce compte-rendu forme un magnifique volume illustré, qui vient d’être publié par la Direction générale de statistique, récemment organisée près du Ministère du Commerce du Brésil. Il est rempli de tableaux statistiques intéressants, dont les titres et le texte sont donnés dans les trois langues : portugaise, française et Esperanto, et la partie descriptive, qui forme la préface du volume, a été publiée aussi dans ces trois mêmes langues, inaugurant ainsi la publication, en Esperanto, d’un ouvrage destiné à jouer un rôle vraiment international.

Enfin, le Congrès scientifique panaméricain, comprenant des représentants de tous les gouvernements des deux Amériques, qui a eu lieu tout récemment (Décembre 1908), à Santiago du Chili a émis le vœu : « de voir les gouvernements américains convoquer un Congrès auquel participeraient des représentants officiels des pays civilisés, dans le but de résoudre la question de l’adoption d’une langue neutre internationale, et a décidé de demander, au gouvernement des États-Unis, de réaliser, sous ses auspices, ce désir du Congrès scientifique, dans la prochaine session de ce Congrès. »

Il n’y a plus à se le dissimuler, il faut que le Gouvernement français se décide résolument à appuyer le mouvement qui s’est déjà, si nettement, dessiné en faveur de la propagation de la langue Esperanto. Pour cela, il ne doit pas hésiter à en introduire l’enseignement, au moins à titre facultatif, dans nos écoles, comme il lui en a été fait la demande, dans le projet de résolution qu’avaient déjà déposé un grand nombre de nos députés, au cours de  la session de 1907.

Il doit le faire d’autant plus volontiers que la langue française n’a rien à craindre de la concurrence de la langue internationale, car pour les peuples étrangers notre langue est déjà et restera toujours la langue classique, celle des chefs-d’œuvre des maîtres de la littérature.

Elle s’est, à ce titre, substituée déjà au grec et au latin, dans les établissements d’enseignement de bien des pays, et la diffusion de l’Esperanto ne peut que contribuer à augmenter le nombre des élites qui seront amenées, à en aborder et à en poursuivre l’étude.

Un nouveau Congrès universel d’Esperanto est annoncé pour le mois de Septembre de cette année.

Il doit se tenir à Barcelone, et il est encore permis d’espérer que, grâce à  la vitalité surprenante du beau pays d’Espagne, ce Congrès pourra avoir  lieu dans cette ville, malgré les graves événements qui viennent de s’y dérouler et qui peuvent altérer l’éclat de ses réunions.

Le roi d’Espagne en a accepté la présidence d’honneur et, en son nom, les gouvernements étrangers ont été invités à y envoyer des délégué officiels qui pourraient les renseigner sur les développements pris par la langue internationale.

Le Gouvernement français faillirait à son devoir s’il négligeait cette occasion d’achever de se documenter sur une question de cette nature.

Il importe que, l’an prochain, quand s’ouvrira le sixième Congrès universel d’Esperanto, qui doit se tenir, cette fois, en Amérique, la France s’y présente, à sa place ordinaire, en tête des champions du Progrès et des pionniers de la Civilisation.

Paris, 4 Août 1909.


IMPRIMERIE ESPÉRANTISTE
(Centra Presejo Esperantista)
V. POLGAR
33, rue Lacépède, Paris


Quelques remarques en complément (2017)

Ce texte de 1909 surprend par le ton et le point de vue sur la question de la langue internationale ; si la situation géopolitique a changé le fond reste actuel.

L’auteur, le Général H. Sebert, était alors membre de l’Académie des Sciences après une carrière dans la balistique. C’était l’un des principaux dirigeants du mouvement espérantiste et le premier à avoir essayé de l’organiser et de le doter d’un plan d’action.

Mais ce rapport d’étude était moins destiné aux espérantistes qu’aux universitaires, hauts fonctionnaires et parlementaires français. Il ne semble pas avoir été traduit en espéranto ni en aucune autre langue. — Il semble n’avoir jamais été lu.

Les propos qui suivent ne sont que des éléments pour une remise en perspective historique et pour prolonger le débat qu’on souhaiterait public.

Point de vue géostratégique sur les langues vers 1900

Hippolyte Sebert dévoile la carte stratégique des forces en présence, les positions tenues par chacune des langues dominantes, tout l’ordre de bataille.

Cette analyse ne fait pas que prêcher pour l’espéranto, elle prend aussi le parti du rayonnement culturel de la France, de ce qu’on nomme aujourd’hui la Francophonie, associée à l’espérantophonie.

L’ Empire Britannique avait très tôt compris qu’une grande part de sa force tenait à l’anglophonie et que son nombreux lectorat en retour participait à l’activité économique.

Dans l’espérantophonie c’est une analyse semblable qui fut à l’origine du contrat entre l’initiateur de l’espéranto et l’éditeur Hachette en 1901. Un tel contrat fut possible lorsque l’espéranto vînt à rassembler un lectorat suffisant ; ce fut alors la garantie d’une large diffusion pour la nouvelle langue.

C’est encore la même analyse qui faisait envisager l’espéranto comme langue mondiale des aveugles, cela en raison du coût très élevé des livres et revues papier en braille, édités en faibles quantités en langues nationales — l’initiateur de l’espéranto était ophtalmologue et humaniste.

Le général Sebert analyse le défi que la multiplicité des langues lance à l’Humanité. Rétrospectivement cette étude sur des questions de commerce, de science, de culture, de société et même de lutte des classes, laisse augurer de la première guerre mondiale.

On y retrouve le ton patriotique qui accompagnait la propagande espérantiste. C’était une posture obligée en réaction à ce vieux réflexe nationaliste ou simplement cocardier qui fait toujours s’opposer l’honnête homme contre son propre fantasme d’une langue internationale étrangère, autoritaire et destructrice d’identité.

Idée d’autant moins fondée qu’à cette époque le mouvement espérantiste français était celui qui rayonnait le plus fortement à l’extérieur de ses frontières nationales sur toute l’Espérantie : comment suspecter ce projet, porté par des universitaires et des personnes de renom, d’être une menée anti-française, alors qu’il pouvait être joué comme un atout diplomatique et culturel.

Dans l’entre-deux-guerres

Mais les politiques, qui s’abstinrent de comprendre cela avant la guerre, furent moins encore disposés à l’admettre après la Victoire de 1918 qui semblait replacer la France au centre de l’Europe.

Pourtant la langue française perdait encore du terrain car les réunions du Conseil des Quatre lors de la Conférence de la Paix préparatoire au Traité de Versailles se tinrent le plus souvent en anglais.

Dans l’entre-deux-guerres à la Société des Nations le principal opposant à l’espéranto fut la représentation française. L’espéranto paraissait d’autant moins nécessaire aux diplomates français que le prestige de Paris s’était fortement accru au détriment de Berlin et de Vienne, au détriment aussi de Bruxelles, et que ni les États-Unis d’Amérique ni l’ URSS de Lénine ne siégeaient à Genève.

C’est pourtant dans cette période, consécutivement à l’entrée en scène des États-Unis dans le commerce mondial (où ils n’avaient représenté jusqu’alors qu’une part négligeable), que la langue anglaise consolida sa position dominante.

Le général Sebert mourut en 1930, quelque peu aigri sur la question des langues ainsi que par le peu de conduite du mouvement espérantiste qu’il aurait souhaité voir plus activement prendre le parti de l’espéranto comme langue du commerce.

Quelques années après, la France, en ne s’opposant pas frontément aux prétentions du Chancelier Hitler, à Mussolini et à Franco, se condamnerait à perdre en prestige, l’Angleterre aussi.

Depuis 1945, jusqu’au XXI-ème siècle

La position dominante de la langue anglaise s’amplifia après la seconde guerre mondiale car les États-Unis, bien qu’entrés tardivement dans la guerre, apparaissaient à ce moment de l’Histoire la seule puissance debout après l’autodestruction de la vieille Europe.

Puis les moyens de communication et de transport se sont encore multipliés et accélérés. La situation des langues a beaucoup changé depuis 1900 ; s’il y avait une guerre des langues il y a certainement une guerre des propagandes et des médias !

Après Verdun et Hiroshima l’esprit de conquête a élargi son champ de bataille pour celui du commerce des marchandises. Celui-ci semble maintenant délaissé au profit de la pure spéculation financière qui deviendra bientôt l’enjeu diplomatique principal — se négociera-t-il en espéranto ?

D’autres enjeux diplomatiques majeurs concernent la propriété morale, industrielle, commerciale, le droit à la communication, au savoir, le sens à donner à la libre circulation des hommes et des marchandises, le respect de la Nature, et rien moins que l’influence de l’Homme sur le climat terrestre, l’Avenir.

Mais l’existence des frontières et des États-nations est aujourd’hui disputée par les puissances d’argent qui rêvent d’autonomie, ainsi que par l’Internet global : qui est en droit d’établir des traités ? au nom de qui ou quoi ?

La langue mondiale n’est même plus l’anglais : les banquiers conversent par chiffres d’affaires, leurs comptes sont tenus en un argent qui depuis longtemps n’est plus un métal, et dans le web l’activité sous-jacente est le déchiffrements statistique de méta-données de consommation.

Les conseils d’administration de grandes entreprises comme les chansons de variété françaises parlent le même anglais approximatif qui est devenu la langue seconde de l’Europe — alors que l’Angleterre a récemment fait le choix de quitter l’Union Européenne.

La langue française sur son sol même est moins bien sue et maîtrisée des français qu’elle ne l’était en 1900 — alors qu’elle n’a plus à y subir la concurrence des anciens patois qui sont hélas morts, ni la concurrence de l’espéranto !

L’analyse du Général Sebert mentionnait tout le bien que l’espéranto pourrait apporter à la Francophonie et à la Culture. L’Académicien Alain Decaux, Ministre dans les années 1980, n’était pas défavorable à une telle idée ; il était historien de profession et, moderniste, fut l’un des premiers universitaires à présenter des programmes à la télévision. Remarquer que les bulletins d’information de Radio France Internationale en français simplifié sont une évolution relativement récente.

Demain ?

Tout cela est-il l’échec de la langue française ou l’échec de la langue internationale ? Assistons-nous à la victoire de l’anglais ou du "globish" ? Ou à celle du binaire et de la binarité ? L’adoption de l’espéranto serait-elle la victoire d’un peuple sur les autres ?

Le modèle longtemps vanté du mode de vie Nord-américain ne s’est pas imposé sur la terre entière — y compris même aux États-Unis où il n’est pas un succès.

On perd souvent de vue que les mêmes forces qui s’opposent depuis plus de cent ans à l’adoption d’une langue auxiliaire internationale s’opposent aussi à l’anglais et à la mentalité Nord-américaine. Mais cette opposition, sous-tendue par autant de nationalismes cocardiers qui se croient ennemis, est inorganisée et laisse encore la force dominante se propager sur son aire.

Mais simultanément et réciproquement, un esprit de progrès et d’affranchissement se retrouve chez tous les peuples, y compris les anglophones et les espérantophones. Cela signifie que le même élan, la même force motrice — ce qui ne veut pas dire les mêmes personnes et les mêmes intérêts — peut contribuer dans l’avenir au succès de la langue neutre en substitution du "globish" actuel.

D’autre part aucune langue parmi le chinois, l’hindoustani, le japonais, l’arabe, ne pourrait durablement s’instituer comme dominante, même avec des centaines de millions (ou milliard) de locuteurs, même servie par une puissance économique et financière égale ou supérieure à l’anglophonie, et même à l’issue d’une nouvelle catastrophe mondiale qu’on n’ose imaginer.

Les espérantistes pensent qu’il existe un demain, mais, car ils n’ont jusqu’à présent jamais réussi à obtenir ni des anciens États ni de la Société des Nations ni de l’Organisation des Nations Unies (y compris même de l’Unesco) ni de l’Union Européenne ni de l’Organisation Mondiale du Commerce la moindre mise en pratique de la langue auxiliaire internationale, et puisque d’autre part les mentalités trop souvent encore nationalistes semblent n’avoir que peu évolué, il leur est permis d’affirmer qu’ils sont aujourd’hui dans la même situation qu’en 1900 : les espérantophones ont cent ans d’avance sur leurs contemporains !

La réédition numérique

Le texte du général Sebert reproduit ci-dessus est recopié in extenso de la seconde édition de 1909 de la brochure originale devenue introuvable et dont le format est 24×15½ cm., 24 pages, la couverture aujourd’hui brunie était probablement verte.

On ne sait pas à combien d’exemplaires fut éditée cette plaquette. Sa rareté dans les fonds espérantistes et l’absence de prix de vente ainsi que de numéro de publication à l’Office Central Espérantiste laissent supposer qu’elle était donnée selon certains critères d’élection.

Esperanto-Biblioteko Hippolyte Sebert
R.F.


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