Unuiĝo Franca por Esperanto
Biblioteko Hippolyte Sebert
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(2e ÉDITION)
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Se vend au profit des aveugles
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PARIS
PRESA ESPERANTISTA SOCIETO
33, RUE LACÉPÈDE, 33
—
1907
À M. BALLIF
Président du Touring-Club de France
qui a bien voulu accorder l'hospitalité à Durand et Cie,
le 13 janvier 1905.
Hommage reconnaissant.
Th. CART
BREF PROPOS
AUX LECTEURS BÉNÉVOLES ET AUTRES
À ceux qui reprocheraient à cette « saynète » de n’être point assez amusante, l’auteur répondra qu’il n’a point voulu faire autre chose qu’une conférence ; et aux gens graves qui trouveraient la conférence trop peu sérieuse il dira que ce n’est là, après tout, qu’une saynète.
Si on lui rappelle à ce propos la chauve-souris de la fable, il ne s’en offensera pas, n’ayant jamais eu la prétention de créer un genre, même faux ; il s’est contenté d’imaginer une « récréation instructive », rien de plus.
Cela étant, il compte sur l’indulgence des lecteurs et espère même leur bienveillante attention.
PERSONNAGES :
DUPONT
DURAND
L’ÉTRANGÈRE
La scène représente un cabinet de travail ou un petit salon. Quelques chaises ou fauteuils, une table-bureau couverte de papiers.
Dupont, en tenue d’intérieur ; Durand, en habit ; l’Étrangère, en un costume légèrement excentrique ou étranger, recouvert d’un long manteau.
*
* *
N. B. – On peut remplacer les deux amis par deux amies et faire intervenir un étranger au lieu d’une étrangère, si cela est plus commode. – Quant au rôle de Durand, il doit être tenu avec une grande liberté : il convient en effet de donner sur la diffusion de l’Esperanto des renseignements aussi typiques et nouveaux que possible (p. 11, 12), et ceux-ci, grâce au développement continu de la langue internationale, se modifient rapidement. – On consultera à ce propos avec fruit les comptes-rendus des Congrès des Espérantistes : P. FRUICTIER, Raporto pri la unua Kongreso (Boulogne-sur-Mer, 1905) ; P. CORRET, Raporto pri la dua Kongreso (Genève, 1906) ; E. BOIRAC, Le Congrès espérantiste de Genève, etc.
(Pendant cette scène DUPONT est en général assis et DURAND debout.)
DUPONT, à la porte entrebaillée, parlant sur le palier.
Parfaitement, mademoiselle… jeudi prochain à 9 heures du soir… c’est entendu ! (Fermant la porte et revenant sur le devant.) J’organise une soirée chez Madame Villette, ma cousine, et depuis ce matin c’est, chez moi, un défilé de cantatrices, de monologuistes, de diseurs et de diseuses de vers, d’artistes lyriques, etc., etc.,… la plupart non convoqués d’ailleurs… (On frappe.) Bon, encore un, sans doute… (Très haut.) Je n’y suis pas ! (Il s’assied.)
DURAND, entrant brusquement.
Comment, mon ami *, tu n’y es pas ?
*) Ou, selon la différence d’âge entre Dupont et Durand, « mon oncle » ou « mon neveu ».
DUPONT
Si, pour toi, toujours… mais je ne veux plus recevoir personne… ah ça ! tu dînes en ville… trop tard, mon cher, il est huit heures… ou trop tôt, si c’est pour la soirée.
DURAND
Ni l’un, ni l’autre. Je fais, à huit heures et demie, une conférence à la Salle des Capucines *.
*) Indiquer comme local celui même où a lieu la conférence.
DUPONT
Une conférence ? Et sur quoi, s’il te plaît ?
DURAND
Sur l’Esperanto.
DUPONT
Tu dis ?… sur l’Esperanto ?… Qu’est-ce que c’est que ça ?
DURAND, appuyant sur chaque mot.
C’est une langue auxiliaire internationale.
DUPONT
Auxiliaire… internationale… C’est la sauce qui fait passer la langue.
DURAND
Non ! C’est tout à fait sérieux. C’est une langue artificielle, très facile, dont on use chaque jour davantage, et dans le monde entier.
DUPONT
Un nouveau Volapük !
DURAND
Oui et non. Mais un Volapük qu’on apprend très vite, qui se parle sans peine, d’une prononciation semblable partout et, ce qui est une qualité précieuse, très agréable à l’oreille.
DUPONT
Et tu vas prêcher cette langue qui, si elle a tous les mérites que tu prétends, pourrait bien un jour tuer nos langues nationales ? Un jargon… parfait, soit ! d’autant plus dangereux pour notre douce langue française. (Ironique.) Vraiment, je me réjouis à l’idée que c’est en Esperanto que nos neveux liront peut-être les chefs-d’œuvre de Molière, de Racine ou de Victor Hugo. Elle est bonne celle-là ! (Sérieux.) Tu n’y songes pas : ce serait un crime impardonable !
DURAND
Sois tranquille ! Personne n’y songe ! Réfléchis donc un instant : des dialectes comme le breton ou le provençal, avec leur littérature dont je ne veux pas diminuer la valeur, mais après tout restreinte, subsistent encore, malgré une centralisation extraordinaire et unique au profit du français. Comment supposer que l’Esperanto, destiné seulement aux relations avec l’étranger et qui ne sera pour chacun qu’une langue seconde, si l’on peut dire, évincera jamais notre langue nationale, au passé d’une incomparable richesse, et à qui nous attachent les premiers mots prononcés par notre mère, les balbutiements de notre enfance et la longue série des aïeux qui l’ont parlée. Certes, mon bon ami, c’est là une crainte futile et que tu peux écarter.
DUPONT
Peut-être, peut-être ! Mais aussi, pourquoi parler de langue universelle ?
DURAND
Aussi bien, nous n’en parlons pas. Nous parlons d’une langue auxiliaire, internationale.
DUPONT
Ah ! oui… la sauce ! Mais une pareille langue est-elle bien nécessaire ? Nous en avons déjà tant et trop ! Et, si elle l’est vraiment, pourquoi ne pas revenir au latin, qui a joué ce rôle pendant des siècles ?
DURAND
Revenir au latin ! Mais si le latin est mort comme langue internationale vers le seizième siècle, c’est qu’il ne convenait plus ! Tenter de le ressusciter serait une œuvre vaine : le latin du moyen-âge, comme le latin classique, est beaucoup trop difficile, et un latin simplifié et modernisé ne serait plus le latin : ce ne serait qu’un mauvais Esperanto !… Si une langue commune est nécessaire ? Mais te rends-tu bien compte de la révolution opérée dans les relations internationales par le développement des chemins de fer ? En fait, ces rapports, comme dirait un mathématicien, sont en raison directe de la rapidité des communications ; or cette rapidité est de jour en jour plus grande, si bien qu’aujourd’hui, en quelques heures, nous traversons quatre ou cinq pays de langues différentes, que nous ne pouvons apprendre toutes. Quand aux relations commerciales et scientifiques de toutes natures, les congrès internationaux, qui se multiplient de tous côtés et dans tous les domaines, prouvent à l’évidence leur croissante intensité. Or, actuellement, dans ces congrès, à quoi est-on réduit ? À ce qui se passait, par exemple, en 1900, dans une assemblée de naturalistes, où un docteur allemand traduisait en français le discours anglais d’un confrère norvégien. Tu peux croire qu’à travers toutes ces transpositions la pensée était admirablement rendue ! C’est le comble de l’à peu près, du ridicule et souvent du mauvais goût. Resterait la possibilité de choisir comme langue commune internationale, à défaut du français – que nous ne pouvons sérieusement songer à faire triompher – une autre langue vivante, telle que l’anglais ? Mais cette solution te sourit-elle beaucoup ? en voudrais-tu ?
DUPONT
Évidemment non, puisque je te parlais tout à l’heure du latin, malgré le triste souvenir que m’ont laissé ses six cas, ses cinq déclinaisons, ses quatre conjugaisons, ses déponents et ses centaines de verbes irréguliers. Une langue moderne ne peut convenir. (Se levant.) Aucune nation ne saurait accepter, à son détriment, l’avantage extraordinaire conféré au peuple dont on adopterait la langue. Non seulement, comme disent les Anglais, « time is money » et tout le temps consacré à l’étude de cette langue serait, pour les autres, une perte au profit de ceux qui la parleraient de naissance et qui, toujours, s’en serviraient avec plus d’habileté, mais encore la nation élue, par ses écrits de toutes natures, seuls accessibles à tous ou à peu près, finirait par peser peu à peu sur le monde entier et par le façonner à sa ressemblance, au plus grand dommage de la culture européenne. Il est clair qu’une langue neutre, ne portant atteinte à personne, est la meilleure sauvegarde des droits et des qualités originales de chacun. C’est la solution juste, si une solution s’impose ; et si le latin ne peut y servir, il faudra bien choisir un de vos « volapüks » !
DURAND
Bravo ! C’est toi maintenant qui fais ma conférence et défends l’Esperanto !
DUPONT, se rasseyant.
Pas encore tout à fait ! Je me pique d’avoir quelque connaissance en linguistique et je ne crois pas à la possibilité d’une langue artificielle. Ce ne seront jamais que des mots sans liaison, succédant les uns aux autres. Cette succession manquera du « moëlleux », si j’ose dire, sans lequel il n’y a pas de phrase « parlée ». Or, une langue qui ne se parle pas, est-ce une langue ? Vois-tu, nos mots sont comme des cailloux, usés et polis par un long frottement. Vos mots fabriqués seront raboteux, anguleux, rudes ; ils ne couleront pas. Votre langue, vous arriverez peut-être à l’écrire, mais on ne la parlera jamais !
DURAND
C’est ce qui te trompe. L’Esperanto se parle parfaitement. À vrai dire, ce n’est pas un langage artificiel, tel que tu l’entends. C’est bien plutôt une moyenne ou, si tu veux, une résultante de nos langues européenne. L’auteur, le médecin russe Zamenhof, n’a rien inventé ; il a, de nos langues, comme extrait l’essence commune : le vocabulaire est notre vocabulaire européen, les mots étant choisis d’après le principe de leur plus grande internationalité ; c’est-à-dire qu’entre divers mots destinés à exprimer une idée on a élu celui compris déjà du plus grand nombre. De même pour la grammaire, on n’a rien innové : l’auteur a emprunté à nos grammaires française, anglaise, allemande les procédés qui, tout en étant les plus simples, étaient suffisamment clairs et donnaient à la phrase la précision indispensable. Et c’est en cela que son œuvre est géniale… c’est l’œuf de Colomb… le tout est d’avoir trouvé !
DUPONT
Tu m’intéresses. Mais cette langue existe-t-elle depuis longtemps ? S’en est-on déjà servi ? Avez-vous des livres en Esperanto ?
DURAND
Elle a débuté voici environ vingt ans, mais n’a guère progressé que depuis la fondation de la Société pour la propagation de l’Esperanto, il y a quelques années. En France, le Touring-Club, aidé de quelques universitaires, lui a accordé son puissant appui. Hors de France, elle s’étend aussi très rapidement : plusieurs centaines de groupes espérantistes existent aujourd’hui dans tous les pays du monde. On publie plus de vingt revues en Esperanto et plusieurs chefs-d’œuvre des diverses littératures ont été traduits, par exemple : l’Hamlet de Shakespeare, Caïn de Byron, des œuvres de philosophie, comme la Monadologie de Leibnitz. Il existe une Revue scientifique internationale en Esperanto et même une revue en relief pour les aveugles : Esperanta Ligilo.
DUPONT
Tout ça, c’est très beau… sur le papier. Mais pourrais-tu me citer quelques faits tirés de ton expérience personnelle, prouvant la diffusion de l’Esperanto ?
DURAND
Sans doute ! À chaque instant arrivent à Paris des Russes, des Hongrois, des Anglais, parlant Esperanto, et nous nous entendons très aisément. L’an dernier, un de nos amis, se rendant au Japon par le Transsibérien, a trouvé tout le long de la route des espérantistes avec qui il a pu s’entretenir. Et à propos du Japon, l’autre jour, chez moi, j’avais un Japonais qui était venu prendre des renseignements sur l’Esperanto… Tandis qu’il était là, on m’a apporté une dépêche adressée à une de nos grandes maisons de fournitures militaires par un général russe, commandant à Vladivostok : elle était rédigée en Esperanto et on demandait une réponse télégraphique en Esperanto. Je n’ai pas indiqué au Japonais le contenu de la dépêche, mais je lui ai montré de qui et d’où elle venait… Tu avoueras que de semblables coïncidences prouvent bien quelque chose.
DUPONT, un peu énervé.
Ta raison et tes raisons m’accablent… Pourtant l’artiste, le littérateur, l’homme de goût qui est en moi, se révolte à l’idée d’une langue artificielle. Cela me paraît d’un modernisme plat, vulgaire et sans âme, qui se détraquera sans doute ; néanmoins, elle m’inquiète encore pour notre chère vieille langue maternelle.
DURAND
L’Esperanto aura l’âme que nous y mettrons ; nos langues, après tout, n’ont de vie que celle qu’on leur prête… Mais pour ne point te fatiguer de mes répliques, veux-tu me permettre de te dire un conte grec qu’un de mes amis, hélléniste, a bien voulu traduire pour moi d’un manuscrit trouvé récemment à Pompéi ? C’est une jolie page d’anthologie.
DUPONT, allumant une cigarette.
J’allume une cigarette et je t’écoute.
DURAND
Bien avant que naquit Homère, un petit berger qui faisait paître ses brebis sur les flancs herbeux du Parnasse tailla un jour un roseau, le perça de trous et en tira des sons d’une extrême douceur. Joyeux, il invita ses compagnons à l’imiter. Mais ceux-ci le raillèrent : le chant des oiseaux, la voix mélodieuse des jeunes filles ne suffisaient-ils donc pas ? Qu’était-il besoin d’une musique nouvelle ? Or, comme leur ami insistait, les petits pâtres du Parnasse s’en furent consulter les sages de la Grèce. « Oh ! sages vénérables », intérrogèrent-ils, « une musique artificielle est-elle possible ? » Et les sages vénérables, pensifs et carressant de la main leur longue barbe blanche, répondirent d’un ton sentencieux : « Non, enfants-pasteurs, une telle musique ne peut être, car elle n’a jamais été et, fût-elle possible, elle ne serait – comme le parler des barbares – qu’un vain cliquetis, un entrechoquement de sons, insupportable aux oreilles délicates… » Triomphants, les petits bergers s’en revinrent à leurs brebis et de nouveau raillèrent leur trop ingénieux camarade. Mais il était têtu ; il continua de tailler des roseaux, il continua d’en offrir à ses compagnons, ceux-ci finirent par les accepter et en tirèrent à leur tour des sons d’une extrême douceur… Telle est l’origine de la musique artificielle. Elle n’a pas supprimé le chant des oiseaux, elle n’a point fait taire les voix mélodieuses des jeunes filles. Elle vit, ô sages de la Grèce, et elle vivra tant qu’il y aura des hommes.
De même, mon cher ami, l’Esperanto ne fera point disparaître notre chère vieille langue maternelle, et il vivra !
DUPONT
Il est très gracieux, ton conte, et il prouve que, pour être Espérantiste, on n’est pas nécessairement un béotien… ! Mais vraiment, l’Esperanto est-il si agréable à entendre ?
DURAND
Veux-tu que je te récite une poésie de Zamenhof ? (On frappe à la porte.)
DUPONT
Je n’y comprendrais rien… Mais je suis curieux… On frappe je crois… Encore une artiste lyrique, sans doute !
DURAND
Va ouvrir. Ça m’amusera de te voir dans ton rôle d’impresario, et j’ai encore quelques minutes avant ma conférence.
DUPONT
Entrez, mademoiselle ! Que désirez-vous ? (L’Étrangère ne répond pas.) Vous venez sans doute pour la soirée chez madame Villette ?
L’ÉTRANGÈRE, péniblement et avec un fort accent étranger.
Je ne comprends pas.
DUPONT
Sprechen Sie deutsch, Fräulein ? (L’Étrangère ne répond pas davantage.)
DURAND
Do you speak English ? (L’Étrangère, même jeu.)
DUPONT
Si parla italiano… ? Sapristi, elle ne comprend rien… ! Une idée ! Si tu lui parlais ton Esperanto !
DURAND
Ĉu vi parolas esperante, fraŭlino ?
L’ÉTRANGÈRE, gaîment.
Jes, sinjoro ! (Elle ôte son manteau qu’elle pose sur un meuble quelconque.)
DURAND, triomphant à DUPONT.
Tiens, tu vois, quand je te disais que l’Esperanto est plus répandu qu’on ne croit !
DUPONT
Eh ! bien, dis-lui : « Que voulez-vous, mademoiselle ? »
DURAND
Kion vi volas, fraŭlino ?
L’ÉTRANGÈRE
Mi deziras diri esperantan poezion ĉe sinjorino Villette.
DURAND
Elle serait heureuse de réciter une poésie en Esperanto à la soirée de ta cousine, madame Villette.
DUPONT
Drôle d’idée par exemple ! (À l’Étrangère.) Voulez-vous nous dire votre poésie, mademoiselle ? (L’Étrangère ne répond pas.)
DURAND
Ĉu vi volas diri al ni vian poezion, fraŭlino ?
L’ÉTRANGÈRE
Jes, sinjoroj, volonte ! (Elle dit le titre.) « En Sonĝo »…
DUPONT
Halte-là… ! Qu’est-ce que cela veut dire ?
DURAND
Haltu ! Fraŭlino… ! Je vais traduire : « En Sonĝo »… En Songe ; sonĝo substantif, tous les substantifs sont terminés en O, par exemple : vango, joue ; ploro, pleur ; arbo, arbre ; koro, cœur ; krono, couronne ; patro, père ; nokto, nuit, etc. Daŭrigu, fraŭlino !
L’ÉTRANGÈRE, pendant les explications qui suivent se tient appuyée contre un meuble élevé, un piano, p. ex., et regarde avec curiosité les interlocuteurs, la scène et le public.
En sonĝo princinon mi vidis…
DURAND, répétant.
Princinon mi vidis… j’ai vu une princesse… En songe, j’ai vu une princesse… princinon, féminin de princo, prince ; de même patrino, mère, de patro, père ; reĝino, reine, de reĝo, roi, etc.
DUPONT
Comme en français alors dans : Victor, Victorine, Joseph, Joséphine ?
DURAND
Parfaitement.
DUPONT
Mais pourquoi une N à la fin de princino ?
DURAND
C’est la marque du complément direct. Cette N est comme un insigne, comme un galon que le mot porte avec lui et qui permet de le placer où l’on veut, ce qui donne à la phrase espérantiste une grande souplesse, une grande variété et surtout dispense des règles de construction, souvent si compliquées. Princinon est le complément direct de mi vidis, je vis, j’ai vu. Le passé est toujours marqué par cette terminaison IS : mi amis, j’aimais ou j’ai aimé ; mi sidis, j’étais assis ; mi havis, j’avais. Le présent est toujours en AS : mi amas, j’aime ; mi vidas, je vois ; mi deziras, je désire, et le futur toujours en OS : mi amos, j’aimerai ; mi vidos, je verrai. Les participes sont caractérisés de même : le présent par A : amanta, aimant ; amata, étant aimé, le passé par I : aminta, ayant aimé ; amita, ayant été aimé, le futur par O : amonta, devant aimer ; amota, devant être aimé.
DUPONT
A, présent ; I, passé ; O, futur… A, I, O. Comme M. Jourdain je m’écrie : « Que n’ai-je étudié plus tôt pour savoir tout cela ? Ah ! mon père et ma mère que je vous veux de mal ! »… Sérieusement c’est très ingénieux. Et vous n’avez pas un seul verbe irrégulier ?
DURAND
Pas un.
DUPONT
Prie-la donc de continuer.
DURAND
Ĉu vi volas daŭrigi, fraŭlino ?
L’ÉTRANGÈRE, reprenant.
Kun vangoj malsekaj de ploro…
DURAND, interrompant.
Kun vangoj malsekaj de ploro. Avec les joues, c’est-à-dire aux joues mouillées de pleurs (littéralement : d’un pleur) ; vangoj, joues au pluriel. Le pluriel se marque toujours d’un J : vangoj, princinoj, etc… malsekaj, humides, dérive de seka : sec, adjectif terminé en A, comme tous les adjectifs, par exemple : verda, vert ; malseka est le contraire de sec : humide, mouillé, de même en français, malheureux, contraire d’heureux et beaucoup d’autres. (À Dupont.) Et le J à la fin de malsekaj, qu’est-ce que c’est ?
DUPONT
La marque du pluriel sans doute, comme pour les substantifs…
DURAND
Parfaitement ! Tu y es ! (À l’Étrangère.) Daŭrigu, fraŭlino !
L’ÉTRANGÈRE
Sub arbo, sub verda ni sidis,
Tenante nin koro ĉe koro…
DUPONT
Ne traduis pas, je comprends déjà ! Sous un arbre, sous un arbre vert nous étions assis… tenante nin… tenante nin… non, je n’y suis plus !
DURAND
Tenante, tenant ; nin, nous : nous tenant. Nin, N à la fin de ni, marque le complément direct : ni, nous ; mi, moi ; vi, tu, toi, vous ; li, il ; ŝi, elle ; ĝi, il, elle ; ili, ils, eux. De là les adjectifs possessifs, par l’adjonction du A : mia, mon ; via, votre ; lia, son, etc.
DUPONT
Nous tenant cœur chez cœur, c’est-à-dire cœur contre cœur. Ah ! mon père et ma mère, que je vous en veux ! Daŭrigu, fraŭlino ! (Il accentue la dernière syllabe.)… Tu vois, je parle déjà ta langue !
DURAND
À peu près, mais tu déplaces l’accent tonique. L’avant-dernière syllabe ressort toujours fortement. C’est là ce qui donne de l’unité à la langue et ce qui fait qu’un allemand la parle comme un anglais et un français. Ce point est très important. Daŭrigu, fraŭlino !
DUPONT, accentuant juste.
Daŭrigu, fraŭlino !
L’ÉTRANGÈRE
De l’patro, de l’via la krono
Por mi ĝi ne estas havinda,
For, for lia sceptro kaj trono,
Vin mem mi deziras, aminda !
DUPONT, dépité.
C’est vexant. Je ne comprends plus !
DURAND
De l’patro, comme : de la patro, du père. La est l’article, unique pour tous les genres et nombres, comme l’anglais : the… De l’via, du vôtre, de votre père ; la krono, la couronne ; por mi, ĝi ne estas havinda, pour moi elle n’est pas souhaitable (littéralement : digne d’être possédée). Je ne souhaite pas pour moi la couronne de votre père ; for, for, loin, loin de moi son sceptre et son trône, c’est vous-même que je désire, vous, digne d’être aimée, vous bien-aimée.
DUPONT
Très poétique ! (À l’Étrangère.) Daŭrigu !
L’ÉTRANGÈRE
Ne eble ! Ŝi al mi rediras :
En tombo mi estas tenata,
Mi nur en la nokto eliras
Al vi mia sole amata !
DUPONT
Sauf deux mots j’ai tout compris : eble et eliras.
DURAND
Eble, adverbe ; tous les adverbes qualificatifs en E : grande, grandement ; eble, possible (possiblement, si le mot existait) ; ne eble, impossible… eliras, de el, hors, et de iri, aller : eliri, sortir. Tous les infinitifs sont en I comme les présents en AS…
DUPONT, l’interrompant.
Oui, je sais, les futurs en OS et les passés en IS ! Oh ! mon père… Je reviens à ton très délicat petit poème et, sauf erreur, je traduis… Mais fais-lui répéter la dernière strophe vers après vers.
DURAND
Rediru, fraŭlino, la lastan strofon, verson post verso !
L’ÉTRANGÈRE
Ne eble, ŝi al mi rediras…
DUPONT
Impossible, me répond-elle…
L’ÉTRANGÈRE
En tombo mi estas tenata…
DUPONT
Dans la tombe je suis retenue…
L’ÉTRANGÈRE
Mi nur en la nokto eliras…
DUPONT
Je n’en sors qu’à la nuit…
L’ÉTRANGÈRE
Al vi mia sole amata.
DUPONT
Pour vous mon seul aimé… J’ai presque envie de l’apprendre, ton Esperanto : tu l’as fort bien défendu, et mademoiselle… Veux-tu la prier de redire tout le morceau ?
DURAND
Fraŭlino, diru denove la tutan poezion !
L’ÉTRANGÈRE, se plaçant entre les deux amis et s’adressant au public.
EN SONĜO
En sonĝo princinon mi vidis
Kun vangoj malsekaj de ploro –
Sub arbo, sub verda ni sidis
Tenante nin koro ĉe koro.
« De l’patro de l’via la krono
Por mi ĝi ne estas havinda !
For, for lia sceptro kaj trono –
Vin mem mi deziras, aminda ! »
– « Ne eble ! » ŝi al mi rediras :
« En tombo mi estas tenata,
Mi nur en la nokto eliras
Al vi mia sole amata ! »
DUPONT
Bravo, bravo ! Certes, si vous avez pour présenter votre langue toujours des muses aussi aimables que celle-ci, je ne doute pas que le triomphe de l’Esperanto ne soit prochain. Inutile de te rendre à ta conférence, mon ami, elle est faite et bien faite, et je la termine en disant de tout cœur avec vous (prenant une main de l’Étrangère, dont Durand tient l’autre) :
VIVU ESPERANTO !
DU MÊME AUTEUR :
TRAFENDITA TURO
(LA TOUR FENDUE)
Légende publiée en Esperanto et français
Prix : 25 cent.
Se vend au profit des aveugles
Imprimerie de la Presa Esperantista Societo. – Paris
legi "Por kaj kontraŭ Esperanto" de D-ro H. Vallienne