Le Mont-Saint-Michel — 4/12

Un peu d’Histoire.

L’histoire du Mont-Saint-Michel est considérable : on emplirait une bibliothèque rien qu’avec les livres qui lui ont été consacrés depuis Guillaume de Saint-Pair (XII^e siècle) et dom Jean Huynes (XVII^e siècle) jusqu’aux ouvrages modernes de Paul Féval, d’ Édouard Corroyer, et à la toute récente étude de M. Paul Goût, qui dirige actuellement, avec autant de science que d’art, les travaux de restauration. De cette longue histoire, si pleine de grandes figures, de constructions fabuleuses, d’événements glorieux ou tragiques, à peine pourrons-nous ici brosser une rapide esquisse.

Tout d’abord, ne nous attardons pas dans les ténèbres de la classique « nuit des temps ». Que le roc de la forêt de Scissy se soit appelé Mons Belenus avec un collège de druidesses sous les Gaulois, Mons Jovis ou Monjou avec un temple de Jupiter sous les Romains, c’est fort possible. Qu’on l’ait dénommé plus tard le Mont-Tombe (de tumulus, tertre), ainsi qu’un rocher voisin encore appelé Tombelaine (de tumbella, petit tertre) et que, sur ces deux « tombes » soient venus prier les saints ermites Paterne et Scubilion, c’est plus certain. Mais l’histoire qui devait mettre le Mont à jamais hors de pair commence avec l’aurore du VIII^e siècle.

En ce temps-là, saint Aubert étant évêque d’Avranches, saint Michel lui apparut en songe, et, par deux fois, lui ordonna de bâtir une chapelle sur le Mont Tombe, où il voulait être « honoré et réclamé ainsy qu’il estoit au mont Gargan », en Italie. Le saint évêque s’interrogeait encore sur la réalité de ces visions quand l’Archange se manifesta pour la troisième fois, et, lui reprochant son incrédulité, lui toucha rudement le front du bout de son doigt. Le lendemain, saint Aubert se montra à ses chanoines aussi bien portant que de coutume : or, il portait à la tête un trou dont il eût dû mourir et qui se voit encore aujourd’hui sur son crâne conservé à Saint-Gervais d’Avranches.

Le miracle était éclatant, la volonté de saint Michel indiscutable. On se mit donc à l’œuvre avec ardeur : la Foi, dit-on, transporte les montagnes ; elle allait du moins transformer un mont. Et tandis que le premier oratoire de Saint-Michel se construisait sous la direction de l’évêque, une délégation de clercs se rendait en Italie pour obtenir des religieux du Mont Gargan une part de leurs précieuses reliques en faveur du nouveau sanctuaire.

C’est sur ces entrefaites, en l'an 709, que se serait produit le fameux raz de marée où sombra la forêt de Scissy. Quand l’ambassade revint d’Italie, enrichie de reliques et fêtée partout sur son passage, elle retrouva dans la mer le roc sacré qu’elle avait laissé dans les bois. Ainsi d’après la tradition, le Mont Tombe s’auréolait de son incomparable paysage au moment même ou le culte de Saint Michel y allumait un incomparable foyer d’art. La mer, comme obéissant à un plan divin, venait rehausser de sa majesté, environner de sa terreur, le superbe piédestal que s’était choisi l’Archange.

À l’inondation se rattache une légende si jolie que je ne puis résister au plaisir de la conter ici en deux mots :

Un pasteur, nommé Amel, fuyait le déluge de toute la vitesse de ses jambes, entraînant avec lui sa femme, Penhor, et son jeune fils, Raoul, vêtu des couleurs de la Vierge. Mais l’eau montait, montait toujours. Alors Amel hausse Penhor sur ses épaules pour « la faire durer », et, pour « le faire durer » à son tour, Penhor soulève son fils au-dessus de sa tête. Or, au même moment la Madone d’une chapelle voisine, surprise, elle aussi, par le flot, remontait au ciel en une nouvelle assomption ; elle aperçoit au-dessus de l’eau l’enfant et sa robe bleue : « Ce petit est à moi », pense-t-elle, et elle s’arrête pour le prendre en ses bras. Mais quelle est cette résistance inattendue ? La Vierge redouble d’efforts pour soulever le chérubin, et voici qu’à sa suite émergent Penhor, tenant l’enfant, puis Amel tenant Penhor. Et Notre-Dame attendrie ne voulut pas séparer cette « grappe de cœurs » ; elle reprit son vol glorieux, emportant avec elle le père, la mère et l’enfant, « car les familles où l’on s’entr’aime, conclut la légende, restent unies jusque dans le ciel… »

L’oratoire de saint Aubert ne tarda pas à devenir un des pèlerinages les plus fameux de l’Occident. Dès l’origine, le roi de France, Childebert II, plus tard Charlemagne y ouvrent le long et brillant cortège des pèlerins royaux. Bientôt la terreur des invasions normandes groupe les manants sous la protection des châteaux forts et des abbayes et ainsi naît, comme tant d’autres, la petite ville du Mont-Saint-Michel. Mais les Normands assagis se sont fixés en Neustrie ; leur chef Rollon a épousé la propre fille du Roi et fondé le duché de Normandie qui s’agrandira bientôt du royaume d’Angleterre.

Alors commence pour le rocher de l’Archange la période la plus brillante de son histoire. En 966, Richard sans Peur, petit-fils de Rollon, appelle au Mont les moines Bénédictins, les plus célèbres religieux de ce temps. L’abbaye est constituée et s’enrichit de dons, de possessions qui s’étendent, avec Guillaume le Conquérant, jusque dans les pays d’outre-Manche.

Le duc Richard II fonde, en 1020, l’église dont il reste encore une partie. Dès lors les grands travaux d’architecture ne s’arrêtent plus durant près de six siècles : le grand art gothique rayonne sur le Mont avec une splendeur sans égale, et les moines bâtisseurs continuent et reprennent inlassablement leur énorme labeur sans se rebuter jamais des calamités qui l’assaillent : tel, en 1138, l’incendie allumé par les Avranchins révoltés. Parmi les abbés qui se succèdent, nombreux sont les hommes de science et de vertu dont le nom est à jamais gravé sur d’admirables pages de pierre. Citons, parmi les plus illustres, Roger II (1106-1123), Bernard du Bec (1131-1149) qui acheva l’église et le fameux Robert de Torigni (1154-1186), que Dom Jean Huynes appelle « le grand bâtisseur, le grand libraire, l’ornement de son ordre, le révéré des reines, le conseiller des rois, le miroir des prélats, la bouche des papes ». Il venait à peine de disparaître qu’un terrible désastre s’abattit sur sa florissante abbaye. En l’an 1203, Guy de Thouars guerroyait en Normandie pour le roi de France ; ne pouvant s’emparer du Mont, il y mit le feu, et tout fut dévoré par les flammes, sauf l’église, les murailles et les voûtes. Mais il était dit que le sanctuaire de Saint-Michel renaîtrait toujours plus resplendissant de ses cendres. Philippe-Auguste dédommagea royalement les religieux, et grâce à ses largesses, ils construisirent d’un seul jet, en moins de vingt-cinq années (1203 à 1228), ce grandiose ensemble de bâtiments qui constitue si évidemment un tour de force technique et un chef-d’œuvre d’art qu’il fut appelé dès l’origine, et s’appelle encore, la Merveille. Les abbés Jourdain (1191-1212), Raoul des Îles (1212-1218), Thomas des Chambres (1218-1225) et Raoul de Villedieu (1225-1236) ont attaché tour à tour leur nom à ce triomphe de l’architecture gothique.