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Biblioteko  Hippolyte  Sebert

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Le Mont-Saint-Michel — 6/12

L’ Arrivée

Qu’on vienne de Granville et d’Avranches à l’Est, de Vitré et de Fougère au Sud, de Saint-Malo et de Dinan à l’Ouest, tous les chemins de fer, toutes les routes convergeant vers le Mont, se nouent à Pontorson, au bord du Couesnon, sur l’ancienne « marche » de Normandie et de Bretagne. Gardant jadis le pont frontière, le seul passage du fantasque petit fleuve, Pontorson fut longtemps la clef de deux provinces : il n’est plus que la clef du Mont-Saint-Michel, pacifique bourgade aux maisons de granit sombre, étalé en un gras, en un verdoyant paysage de prairies et d’arbres vigoureux. Il ne reste rien de son château fort que posséda Du Guesclin et que sa sœur Julienne défendit vaillamment contre l’Anglais. Mais, à l’entrée d’un vieux cimetière abandonné à l’exubérance des herbes folles, on voit encore une belle église romane, un sobre et solide édifice du XIIe siècle. Quant au Couesnon, aujourd’hui assagi, endigué, il semble se repentir amèrement de ses légendaires divagations entre les deux berges géométriques d’un canal.

De Pontorson au Mont-Saint-Michel, il y a 7 kilomètres de route sur la terre ferme et 2 kilomètres de digue sur les grèves ; un tramway à vapeur prend les voyageurs à la gare même de Pontorson et les dépose au pied du Mont… Il n’en fut pas toujours ainsi : la terre ferme est récente, la digue n’a guère plus de vingt ans et le tramway date d’hier.

Le Mont-Saint-Michel vers 1830, par Th. Gudin, d’après Charles Rauch.
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Le Mont-Saint-Michel vers 1830

Jadis un voyage au Mont-Saint-Michel était presque une aventure, dont quelques esprits chagrins regretteront peut-être l’attrait non vulgaire. Dès la sortie de Pontorson, l’estuaire du Couesnon s’épandait sur les grèves ; il fallait ruser avec les débordements du petit fleuve, avec la traîtrise de la marée et des sables mouvants ; on s’avançait avec un léger frisson sur l’immensité pâle où voitures et caravanes ne se risquaient que précédées d’un guide connaissant bien les lises et tâtant du pied la consistance des tangues.

Aujourd’hui, ni risque, ni frisson ! Le voyage est court, sûr et confortable… Mais laisse-t-il une aussi forte impression ? La digue n’a-t-elle pas rompu le charme étrange, inquiétant un peu, dont s’environnait le Mont comme d’un nimbe ? Le roc grandiose n’était-il pas plus grand encore dans ce que les Anglais nommeraient son « superbe isolement » ?

La discussion reste ouverte entre les artistes et les utilitaires… Et encore s’il ne s’agissait que de la digue, mais il y a les « Polders »…

Après la foudroyante irruption du VIIIe siècle, la mer semble s’être désintéressée peu à peu de sa propre conquête ; elle a commencé à panser elle-même la blessure qu’elle avait faite, à colmater de ses limons la baie qu’elle avait inondée. Il arrive que des fonds s’exhaussant lentement, la marée ne les visite plus que rarement dans ses grandes expansions ; alors sur la tangue saturée de sel, les salicornes et les cristes marines jettent une première végétation clairsemée, coriace et terne ; puis, à mesure que la terre se dessale, ces herbes rudes font place à un gazon feutré qu’on nomme « l’herbu » : la grève est devenue pré-salé. Qu’une digue s’oppose à tout retour offensif de la marée, et le pré est définitivement conquis, incorporé à la terre ferme. Profiter de ces circonstances naturelles, c’est bien tentant pour l’homme qui vit de bons revenus et non d’idéal. Et voilà comment, de digue, en digue, une « Petite Hollande » s’est formée et s’accroît sans cesse depuis cinquante ans aux dépens des grèves du Mont-Saint-Michel. Le flot recule et la prairie monte… à tel point que Saint-Michel-au-Péril-de-la-Mer est devenu « Saint-Michel-au-Péril-des-Podders » (Paul Goût). Où s’arrêtera cette marée verte et immobile ? La verrons-nous d’ici peu empâter le glorieux solitaire des grèves dans le prosaïsme des cultures ? Ô paysage à nul autre pareil, poésie, légendes, drames, auréole merveilleuse du vieux Mont, serez-vous à jamais sacrifiés pour quelques gigots de pré-salé ? Ou bien la France comprendra-t-elle, avant qu’il ne soit trop tard, qu’il est des richesses morales que ne saurait compenser nulle richesse matérielle, qu’il est ailleurs des terres à fertiliser, mais qu’il n’est qu’un Mont-Saint-Michel au monde et qu’il forme avec son cadre naturel un tout intangible et sacré, fait pour élever les âmes, non pour élever des moutons ?

Mais, durant que nous rêvons, le petit train a quitté Pontorson, le bocage feuillu se déplume : il se masse en arrière en un liséré sombre et se groupe à droite sur la colline de Beauvoir : dans la campagne neuve et plate, on ne voit plus que des lignes grêles de peupliers, de fines chevelures de tamaris frissonnant au bord des routes et des fossés. Vers Moidrey, se hérissent étrangement de gros tas gris comme de la cendre : c’est la tangue, le précieux limon calcaire qui sert d’engrais à tout ce pays riverain. À je ne sais quelle incertitude de l’horizon, on devine en avant le vide infini, et bientôt, en effet, l’étendue blême des grèves se découvre, tandis que l’ « apparition sublime » grandit et se précise au bout du fil qui la relie au rivage, de la digue qui se déroule comme un serpent dans la solitude claire et vient buter contre le rempart. Au loin, à droite, l’îlot de Tombelaine apparaît à demi masqué par la silhouette du Mont. À gauche, le Couesnon régularisé trace sur les tangues un mince ruban d’argent… le temps n’est plus où ses fantaisies déplaçaient la frontière de deux duchés :

Le Couesnon par sa folie
A mis le Mont en Normandie.

On arrive et il faut bien s’arracher à l’écrasante impression du colosse des grèves pour se divertir d’un petit spectacle très humain… À peine le train paraît-il sur la digue qu’on voit, s’il fait jour, des silhouettes humaines sortir du Mont, et s’il fait nuit, des lanternes vénitiennes qui s’agitent à ses pieds comme des feux follets… Est-ce la garnison qui tente une sortie ? Précisément. Mais la garnison moderne du Mont ne connaît pas d’autre épée que la broche.

La Porte du Boulevard,
au fond de la Porte du Roi.
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La Porte du Boulevard

Si elle s’avance au-devant de l’envahisseur, ce n’est pas pour le repousser, mais pour l’assaillir… de ses offres de service. À peine le train a-t-il déversé son contenu qu’une mêlée s’engage où domine, comme un cri de guerre, ce mot, ce seul mot : Poulard ! Poulard !

L’hôtel Poulard, la belle Mme Poulard, l’omelette Poulard, constituent une petite Trinité Montoise dont je n’aurai garde de médire. Je me plais, au contraire, à lui rendre hommage et je déclare qu’il est fort agréable d’être accueilli par le sourire de Mme Poulard au seuil de son « Hostellerie » ; fort beau de la voir sous le vaste manteau de la cheminée où la flamme pétille et monte claire, faire sauter l’omelette au bout d’une poêle démesurée, fort délectable enfin de voir tomber en son assiette le fruit doré de cette longue branche de fer. Toutefois, je m’élèverai contre un certain snobisme qui ne tendrait à rien moins qu’à égaler une omelette à la Merveille…

Amis lecteur, rendez à Mme Poulard ce qui est à Mme Poulard ; mais, de grâce, n’oubliez pas, au pied du Mont, devant la renommée d’une simple omelette, que, du haut de cette pyramide (dirait Napoléon) douze siècles de gloire vous contemplent !

La Licorne.
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La Licorne


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