Unuiĝo Franca por Esperanto
Biblioteko Hippolyte Sebert
listo de reeldonitaj propagandiloj
Page de titre
Table des matières
Introduction : l’opinion publique
Nécessité d’une langue internationale
Impossibilité de choisir une langue vivante
Supériorité de l’espéranto : c’est une langue facile
Vocabulaire et formation des mots en espéranto
Lexique et origine des mots de l’espéranto
Règles de gammaire de l’espéranto
Vivacité de la langue artificielle
Les mérites de l’espéranto
L’espéranto dans le Monde
Conclusion
Notes (2017)
Société Française pour
la propagation de l’Esperanto
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COMMISSION de PROPAGANDE
- § -
L’ESPERANTO
Solution logique et pratique
du
Problème de la Langue Internationale auxiliaire
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CONFÉRENCE - TYPE
rédigée par M. Camille AYMONIER
Professeur agrégé de l’Université
destinée à faciliter le travail de propagande
des Orateurs de bonne volonté des
Fédérations et des Groupes.
1 9 2 5
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I. — De la nécessité d’une langue internationale (page 2)
II. — De l’impossibilité de choisir une langue vivante comme langue internationale. (page 4)
III. — De la supériorité de l’Esperanto sur les systèmes précédents, par sa méthode générale. (page 5)
IV. — Étude du vocabulaire. — De la formation des mots. (page 6)
V. — Le lexique. — Origine des racines. (page 11)
VI. — La grammaire. (page 13)
VII. De la possibilité pour une langue artificielle d’être aussi vivante qu’une langue vivante. (page 19)
VIII. — Témoignages des mérites singuliers de l’Esperanto. (page 21)
IX. — Situation actuelle de l’Esperanto dans le Monde. (page 22)
X. — Conclusion générale. (page 24)
___________________
Si l’Esperanto n’a pas encore conquis le monde, s’est qu’il s’est heurté à ses débuts à de singuliers obstacles. Cependant ses progrès pourraient se mesurer à l’attitude de l’opinion publique à son égard. Elle n’est plus aujourd’hui ironique ou moqueuse, ni même indifférente, les préjugés sont vaincus, l’hostilité désarmée. L’opinion, en général, est routinière, rétive à la nouveauté, jusqu’à la phobie. On citerait peu d’inventions qu’elle n’ait accueillies d’abord par le scepticisme, pour ne rien dire de plus et de celles particulièrement qui donnaient des ailes à l’homme ou à la pensée de l’homme.
Au moment où l’Esperanto parut, il faut avouer qu’elle avait quelque excuse, l’opinion publique. L’oubli profond où sont tombés tant d’essais de langues internationales, surtout l’échec irrémédiable du Volapuk, l’avaient médiocrement disposée à adopter l’Esperanto. En vain s’efforcerait-on de lui expliquer que la question avait préoccupé les plus grands esprits : Bacon, Descartes, Leibnitz, Locke, Condillac, Ampère, Burnouf ; qu’un Max Müller enseignait que la conception d’une langue artificielle était certainement réalisable et même que cette langue pouvait être beaucoup plus régulière, plus parfaite, plus facile à apprendre que n’importe laquelle des langues vivantes ; il fallait que la théorie reçut la consécration de la pratique ; il fallait des preuves, des expériences multipliées un peu partout, dans tous les domaines, chez tous les peuples pour que les yeux s’ouvrissent à l’évidence.
Aujourd’hui, déclare M. Meillet, le savant professeur du Collège de France, dans Les langues de l’Europe Nouvelle, la discussion est close. Il y a quelques années, il se bornait à affirmer qu’il n’était peut-être pas impossible de créer une langue internationale pratique ; aujourd’hui, il ne fait plus de réserves, il n’élève plus de doute. « Toute discussion théorique est vaine, l’Esperanto a fonctionné ». « La nécessité pratique d’une langue internationale est évidente. Et comme cette langue est possible, elle doit être réalisée. »
Que cette nécessité pratique soit évidente, c’est ce qu’il faut d’abord montrer. Sinon, je vous aurais peut-être convaincus, je ne vous aurais pas persuadés. Avant de plaider la cause de l’Esperanto, il faut gagner celle du principe même de la nécessité d’une langue internationale artificielle. Sinon, vous seriez, je le crains, médiocrement disposés à entendre la cause de l’Esperanto ou plutôt cette cause ne serait que trop entendue.
Sur la nécessité d’une langue internationale, tout le monde, il semble, est d’accord. N’est-il pas vrai qu’à l’envi voyageurs, commerçants, industriels, savants reconnaissent que c’est une nécessité de l’heure présente. C’en était déjà une au XVIIIe siècle. « La communication des peuples est si grande, écrit Montesquieu, qu’ils ont absolument besoin d’une langue commune. » Que dirait-il aujourd’hui que les chemins de fer, les paquebots, le télégraphe, le téléphone ont supprimé distances et frontières. Tous les peuples se mêlent, se coudoient et échangent avec une facilité croissante idées et marchandises. C’est une universelle concurrence économique et commerciale, c’est une universelle collaboration scientifique.
Pour soutenir cette concurrence, pour participer à cette collaboration, il faut ne rien ignorer de ce qui se dit, s’écrit, se fait à l’étranger et, pour cela, il faut connaître les langues étrangères. Mais lesquelles ? À l’École de Commerce de Paris, on en enseigne une dizaine. Quel Pic de la Mirandole les saurait toutes ? Dans nos Lycées, à l’allemand, à l’anglais, on a ajouté l’italien, l’espagnol, le russe. Mais où s’arrêtera-t-on ? Et pourquoi s’arrêterait-on ? Le commerçant, l’industriel, vont-ils passer leur vie à apprendre des langues ? Les savants seront-ils condamnés à les apprendre presque toutes, sous peine de faire des découvertes déjà faites ou de ne rien faire du tout, d’être pris, comme dit l’un d’eux, « entre l’enclume du surmenage et le marteau de l’isolement ? » Les mémoires scientifiques ne peuvent être tous traduits et les résumés qu’on en donne sont trop succincts ou trop souvent inexacts. Si les savants ont de la peine à comprendre les ouvrages de leurs confrères étrangers, ils en ont davantage à se comprendre entre eux, quand ils se réunissent pour travailler, de vive voix, à la même besogne
Les Congrès scientifiques le démontrent assez et tous les Congrès internationaux en général et particulièrement ceux qui réunissent des hommes de culture médiocre ou « des savants qui savent lire plusieurs langues de civilisation mais qui n’ont pas eu le loisir d’apprendre à les bien parler ». Il convient de bien s’entendre en effet sur ce que l’on appelle savoir une langue. Combien croient savoir une langue qui ressemblent à ce professeur, ami de Carlo Bourlet. « Je parlais un jour à l’un de mes maîtres, nous raconte Carlo Bourlet, de l’utilité de l’Esperanto, il me répondit : "Mais, mon cher ami, votre Esperanto est ridicule et inutile. Tout ce qui se fait d’intéressant en science est publié en français, en anglais ou en allemand. Rien n’est plus facile que d’apprendre l’anglais et l’allemand. Pour ma part, je connais ces deux langues, je me débrouille aussi dans l’italien, et je n’ai jamais eu besoin d’autre chose." Comme je parle assez couramment l’allemand, je continuai la conversation dans cette langue et… mon cher maître cessa de me comprendre.
C’est que, ce que les partisans du polyglottisme appellent "savoir" l’allemand ou l’anglais, c’est avoir une vague connaissance de ces langues grâce à laquelle, en s’aidant des formules et de quelques unes de ces locutions toutes faites qu’on retrouve à chaque pas dans des mémoires scientifiques, ils arrivent à deviner le contenu d’un texte qui traite un sujet qui leur est familier. Mais proposez-leur de lire, même avec un dictionnaire en main, la préface d’un ouvrage scientifique, ou, mieux encore, conduisez-les dans un Congrès International où l’on parle allemand ou anglais, et leur superbe dédain de l’Espéranto sera soumis à une rude épreuve.
Aujourd’hui, Messieurs, à qui la connaissance des langues n’est-elle pas utile, à qui n’est-elle pas indispensable ? Que ce soit pour compléter nos études et les leçons des livres, pour renouveler notre provision de souvenirs, d’émotions, et nous rajeunir en nous renouvelant, que ce soit pour oublier l’horizon familier, facilement monotone et obsédant, pour distraire nos soucis, calmer nos fièvres et nos nerfs ou simplement nous griser d’air pur et de mouvement, quel que soit le motif qui nous pousse hors de notre demeure, nous aimons à la quitter et à voyager.
Il n’y a plus de distances, s’il y a encore des frontières. En quelques heures, l’avion, l’utopie d’hier comme l’Esperanto, nous transporte d’une capitale à l’autre, à travers l’Europe et à travers les océans et sans escale même de Paris à Dakar et à Tombouctou. Mais à quelles conditions voyage-t-on ?
Baedeker et Joanne ne suffisent pas ; ils ont beau jalonner les routes, indiquer les étapes et les gîtes, il y a une chose qu’ils ne sauraient donner, c’est une langue pour parler et des oreilles pour entendre. J’en appelle à l’expérience de tous ceux qui voyagèrent à l’étranger, de ceux qui, sans aller plus loin, firent un tour en Suisse où, dans la même journée, de Genève à Lugano, vous serez obligé de changer trois fois de vocabulaire et de syntaxe. Se souviennent-ils sans rire ou sans maugréer, des mésaventures, des méprises, quiproquos, coq-à-l’âne, des cent incidents désagréables ou grotesques où les exposa leur insuffisante expérience de la langue. On veut causer, s’informer, questionner, et tantôt c’est la question qu’on ne sait pas faire comprendre, tantôt la réponse qu’on ne comprend pas ou tous les deux à la fois. On est sourd ou muet et bientôt sourd et muet, car on renonce bien vite à ces épreuves malheureuses dont souffre singulièrement l’amour-propre très chatouilleux, des français.
Quelle supériorité aussi et vraiment humiliante n’a pas sur l’étranger, celui qui parle sa langue maternelle ! Renan, dit-on, quand il allait en Angleterre, pour s’assurer le bénéfice de cette supériorité, déclarait ignorer l’anglais, mais si l’Anglais n’était pas moins jaloux de cet avantage et non moins ingénieux à se le réserver !
Vous êtes casanier, objecterez-vous ou vous avez peu de loisirs et pas davantage de rentes ; eh bien ! vous pouvez encore faire de beaux voyages, non pas autour de votre chambre, mais dans votre fauteuil même. Si vous n’allez pas au monde, le monde vient à vous. De tous les points du globe, jour et nuit, les ondes de la téléphonie sans fil portent à votre oreille toutes les nouvelles du monde, tous les langages humains. Mais hélas, il est plus facile de donner à l’appareil récepteur la longueur d’onde qui vous ouvre les oreilles que de donner à l’esprit la clef de tous les sons qui les frappent !
Il faut le redire, car on le croit moins qu’on ne le dit. Il est très difficile de se rendre maître d’une langue étrangère et même presque impossible, sans un séjour de 18 mois à 2 ans à l’étranger. On n’apprend guère les langues vivantes sur les bancs du Lycée, si longtemps qu’on y reste assis et si fort en thème qu’on soit. Sur ce point, élèves et maîtres sont pleinement d’accord.
Et les maîtres sont bien mal récompensés de leur peine ; avec la méthode directe, leur peine va croissant et leur tâche devient de plus en plus fastidieuse. Si au lieu de prendre ombrage d’une langue artificielle, ils travaillaient à son succès, ils travailleraient à leur affranchissement, à se libérer de ce rôle inférieur de nourrice ou de bonne d’enfants et redeviendraient ce qu’ils n’auraient jamais du cesser d’être, des professeurs d’humanités.
Quelles que soient les difficultés qu’offre l’étude d’une langue vivante, s’il suffisait d’en apprendre une seule, si l’une quelconque des langues européennes pouvait être élevée d’un consentement unanime à la dignité de langue universelle, certes, le problème serait résolu et l’Esperanto deviendrait parfaitement superflu. Pourquoi donc, ont pensé certains, pourquoi les gouvernements ne se mettraient-ils pas d’accord ? C’est attendre beaucoup de la raison humaine et de la sagesse des gouvernements. Les nations sont impuissantes à se mettre d’accord sur des points insignifiants ; comment le seraient-elles sur cette question capitale ? Mais supposons-la à l’étude ! À quel critérium va-t-on recourir ? Instituera-t-on un concours ? Disputera-t-on des mérites comparés des langues ? Mais chacune aura ses partisans, également convaincus, et tous auront raison. Invoquera-t-on la puissance politique ? Mais la fortune est changeante et les langues partagent le sort des peuples qui les parlent. Au XVIIIe siècle le français n’était pas seulement la langue de la diplomatie, il avait les honneurs des cours, des salons, des Académies, et même de l’Académie de Berlin ; après Waterloo son prestige décrut ou s’évanouit et, après Sedan, n’avez-vous pas entendu les allemands exprimer la prétention d’exclure dorénavant le français de leurs rapports diplomatiques. On a proposé récemment de choisir l’anglais et le français comme langues internationales. C’est compliquer la difficulté. Êtes-vous bien sûrs que les anglais et les américains se donneront la peine d’apprendre le français ? Et tandis qu’ils pourront se contenter de leur propre langue, vous obligerez d’autres peuples à apprendre deux langues étrangères. Comment, en effet, un Russe qui saurait le français seulement, pourrait-il s’entendre avec un Suédois qui ne saurait que l’anglais ? Mais, d’un mot, pourquoi les Allemands seraient-ils sacrifiés, pourquoi les Russes n’élèveraient-ils pas des prétentions égales ? Les amours-propres nationaux sont de plus en plus susceptibles. Reconnaître l’hégémonie d’une langue est un sacrifice que l’on n’obtiendra jamais d’aucune nation.
Nulle des trois langues, français, anglais, allemand, ne peut céder devant les autres : « elles sont, écrit M. Meillet, un passé trop grand ; elles expriment chacune une tradition trop originale pour être abandonnées ; chacune est une force et une parure de l’humanité ».
Et vraiment ne serait-ce pas une duperie et une sorte de suicide, si la langue est le symbole le plus durable, le plus clair de l’unité, de l’indépendance nationale, et si elle est surtout l’instrument le plus efficace de l’influence d’un peuple.
Le XIXe siècle a été appelé le siècle des nationalités. Chaque Nation veut vivre d’une vie autonome et chacune veut avoir sa langue de civilisation et les plus petites nations veulent avoir leur langue écrite distincte. Le contraste n’est-il pas paradoxal entre la multiplicité croissante des langues et la croissante unification des idées, des mœurs de la civilisation matérielle, de la science et de l’art même. Une est la science, une la technique industrielle ; internationales sont les affaires, le commerce et la banque. Le monde tend à n’avoir qu’une civilisation et les langues de civilisation s’y multiplient.
Il apparaît donc nécessaire de créer une langue neutre, qui n’éveille ou ne blesse les susceptibilités de personne. Cette langue n’aura pas la prétention de se substituer aux autres. Elle sera une langue auxiliaire, une langue internationale, et si l’on devait lui faire un grief de son nom, je l’appellerais, et avec autant d’exactitude, supernationale. Elle ne lésera aucune nationalité et rendra des services à toutes. Chaque peuple continuera, cela est trop évident, à parler sa langue, sa langue maternelle où se reflète toute l’histoire de sa race, où revit l’âme des aïeux, dont les moindres intonations, les plus fugitives nuances, ont pour lui un sens caché, une secrète harmonie et enchantent à la fois, poésie et musique, ses oreilles et son cœur ; oui, chaque peuple, dans sa langue continuera à exprimer ses idées et ses rêves, à chanter ses joies et ses douleurs. Les littératures nationales, notre littérature française continueront à fleurir, à s’épanouir en moissons abondantes.
Soit, me dira un adversaire entêté, votre langue artificielle n’est pas gênante, elle peut être utile. J’admets qu’elle soit possible ; mais quelle est l’autorité particulière de l’Esperanto, de quels mérites singuliers se recommande-t-il ou n’en a-t-il pas d’autres que celui d’être le dernier ou l’avant-dernier système imaginé, c’est-à-dire le 150ème environ de ce genre ? Prouvez-moi qu’il a plus de chances de durer que les systèmes précédents et, en résumé, que les causes qui les firent échouer ne le condamnent pas, lui aussi, d’avance ? Eh bien, oui, on peut le prouver et sans peine. L’échec des systèmes ou des essais de systèmes antérieurs à l’Esperanto n’était pas immérité. Ils témoignent d’une certaine ignorance ou d’un beau mépris de la science du langage. Il est vrai que cette science est récente et d’ailleurs assez peu répandue en France. C’est une science d’observation et d’expérience. La plupart des faiseurs de systèmes avaient plus d’imagination que d’expérience. Leurs systèmes témoignaient d’une fantaisie parfois ingénieuse, mais, nés en dehors des conditions de la vie, ils étaient mort-nés. Le langage est comme un être vivant. Si l’on veut créer une langue artificielle vivante, il faut se soumettre aux lois de la vie, il faut se soumettre à l’instinct populaire qui, spontanément, les applique. Toutefois, étant le produit de l’instinct, ces lois n’ont pas une rigueur absolue ; elles sont hérissées d’irrégularités, d’exceptions, que le créateur d’une langue artificielle pourra, devra élaguer. C’est ainsi qu’il remplira la première condition, condition sine qua non, de l’existence d’une langue artificielle qui est d’être facile, cent fois plus facile qu’aucune autre langue vivante, si facile qu’elle ne demande pas d’effort et qu’avec un minimum d’efforts, elle atteigne à un maximum d’effet. Cette condition, je le répète et j’y insiste, la langue la remplira, qui se pliera à l’instinct au lieu de le contrarier, et qui s’adressera en même temps à la raison, non pour la substituer à l’instinct, mais pour le corriger et le discipliner.
L’auteur de l’Esperanto a résolu ce problème en tenant compte de toutes les conditions du problème, et le problème n’a pas deux solutions, si bien qu’on ne peut guère faire autrement qu’il a fait, que si l’on peut faire mieux, ce n’est que dans le détail, si bien donc qu’il n’y a pas de raison d’attendre autre chose et, si je réussis à vous en persuader, il n’y en aura pas de différer d’adopter l’Esperanto.
Je commencerai par le vocabulaire, parce que c’est aux yeux du monde la grosse affaire d’une langue. Il se pourrait cependant que la partie la moins facile fut la grammaire et, à la réflexion, il n’est guère permis d’en douter. Au premier abord, quel effort paraît nécessaire pour caser en bonne place dans la mémoire les 40.000 ou 50.000 mots qui constituent le fonds moyen de nos langues ! On s’étonnerait à bon droit de la capacité du cerveau humain, si ces 50.000 mots étaient entièrement différents les uns des autres. Mais il n’en est rien. Les mots se ressemblent entre eux ; ils ont des liens de parenté très étroits. Il existe un certain nombre de familles dont les membres ont un ancêtre commun, primitif. Le vocabulaire se compose de mots primitifs ou racines auxquels on adjoint des syllabes appelées affixes (préfixes et suffixes), qui sont des symboles et comme des formules de notions abstraites et dont la signification particulière s’ajoute à la signification générale de la racine. Soit le primitif lev ; suivi de divers affixes er, age, eur, ant, ain, ure, il exprimera l’idée de l’action, l’action elle-même, l’auteur, le lieu de l’action, l’instrument… ; précédé de prépositions, il formera des mots nouveaux capables de recevoir à leur tour tous les affixes précédents. Les suffixes sont des multiplicateurs puissant et de précieux aide-mémoire, à la condition cependant qu’ils soient peu nombreux et qu’ils aient des valeurs bien définies. Or, notre langue en compte plus de cent et elle les emploie à tort et à travers.
Tantôt elle attribue au même suffixe des significations très diverses. Ex. : ier, menuisier, pommier, plumier, héritier, étrier, etc…
Tantôt elle exprime la même idée par toute sorte de suffixes. Ex. : la profession : bûcheron, tisseur, mécanicien, avocat, menuisier, fumiste, etc…
Parfois le sens du suffixe ne se fait plus sentir et l’on ne perçoit plus la double idée du suffixe et de la racine. Que signifie au dans corbeau, taureau ; ail dans gouvernail, épouvantail ?
L’Esperanto reprend la méthode de l’instinct et lui impose une régularité inflexible. Il se contentera de quelques suffixes, mais ils auront une signification précise, immuable, et ces suffixes, fruits d’une analyse très délicate, suffiront à traduire tous les aspects sous lesquels peuvent être envisagés une idée ou une action. Vous vous en apercevrez de suite en parcourant ce tableau, vous vous en apercevrez mieux à l’étude et à l’emploi.
On exprime par exemple au moyen des affixes :
in : le féminin : bovo, bœuf, bovino, vache.
eg : l’augmentation maximum : ridi, rire ; ridegi, rire aux éclats, à gorge déployée.
et : le diminutif : ridi, rire ; rideti, sourire.
ec : la qualité : avareco, avarice.
ej : le lieu affecté à : lerni, apprendre ; lernejo, école.
ist : la profession : tondi, tondre ; tondilo, ciseaux.
Les préfixes :
mal : le contraire : rapida, rapide ; malrapida, lent.
ek : le commencement de l’action : ekkrii, s’écrier.
re : le retour, la répétition : veni, venir ; reveni, revenir.
dis : la dispersion : ĵeti, jeter ; disĵeti, éparpiller.
L’ordre a fait place au désordre. Chaque suffixe a son emploi, invariable.
ist, marque toujours la profession : horloĝisto, horloger ; aferisto, homme d’affaires ; kuristo, coureur, etc…
il, marque toujours l’instrument : kudrilo, aiguille ; sonorilo, cloche ; tondilo, ciseaux ; distililo, alambic ; c’est-à-dire instruments pour coudre, sonner, tondre, distiller.
Les suffixes ont été ingénieusement choisis de façon à traduire les relations fondamentales des idées. On peut encore obtenir immédiatement des dérivés par la simple permutation d’une racine à travers les diverses catégories grammaticales, c’est-à-dire que, par la simple adjonction de la caractéristique I, O, A, E, une même racine donne naissance à des mots nouveaux : paroli, parler ; parolo, parole ; parola, oral ; parole, verbalement ; et tout ce qui correspond à une réalité possible est reçu, est possible. Une préposition par exemple fournira une série complète : ĉirkaŭ, autour ; ĉirkaŭe, alentour ; ĉirkaŭa, ambiant ; ĉirkaŭi, entourer ; ĉirkaŭo, pourtour.
M. Bourlet a bien marqué le caractère original de cette dérivation :
« Les théoriciens de la langue internationale reprochent à Zamenhof de n’avoir pas formulé des règles précises mathématiques, pour cette dérivation ; et, visant spécialement le langage scientifique, ils prétendent compléter, perfectionner son œuvre en érigeant des règles étroites conduisant à limiter strictement l’emploi et le sens de chaque mot. »
« C’est là une grave erreur. »
« Le mérite de Zamenhof est peut-être moins d’avoir su découvrir les principes féconds qui servent de base à sa langue, que d’avoir su doser, avec un sens pratique admirable, la régularité nécessaire à la simplicité de la langue sans lui mettre les entraves d’un pesant appareil pseudo-scientifique. »
« Une langue dans laquelle chaque mot, forgé suivant des règles impératives, aurait un sens trop rigoureusement limité, une telle langue, si elle existait, serait absolument impraticable, car, en dehors de quelques phrases toutes faites, apprises en bloc, elle exigerait de celui qui l’emploie un travail cérébral intense et incessant. »
« Toute langue, pour être employée couramment, a besoin de posséder un fonds de mots à sens général, un peu vague, pour les parties du discours où il n’est pas nécessaire de préciser les termes eux-mêmes, où une précision imposée serait une gêne inutile. »
« Ainsi Zamenhof, en omettant volontairement de définir ses dérivés immédiats, nous fournit un trésor de mots généraux dont le sens exact se précise dans la phrase par le contexte et qui donnent à la langue sa souplesse et sa vie. »
« M. Camille Aymonier (1) dit fort justement à propos de ceux qui désirent des règles rigides : »
(1) L’Esperanto. Réponse à des critiques. Revue du mois, 10 Sept. 1909.
« On serait tenté de rappeler ici la critique que M. Henri Poincaré faisait à certains logisticiens des mathématiques: "Votre logistique ne nous fait pas gagner en concision. Elle nous force à dire tout ce qu’on sous-entend d’ordinaire ; elle nous force à avancer pas à pas ; ce ne sont pas des ailes que vous nous donnez, mais des lisières" »
« D’ailleurs le système a déjà fait banqueroute, et ceux mêmes qui essaient de l’appliquer trébuchent à chaque pas. C’est que la variété des nuances de l’esprit est infinie, et le nombre des moyens de dérivation, quelle qu’en soit la multiplicité, restera toujours fini. »
« Il ne faudrait cependant pas conclure de ce qui précède que l’Esperanto n’est qu’un assemblage de termes vagues et imprécis. »
« Tandis que ses dérivés immédiats conservent une généralité voulue, les dérivés médiats, au moyen d’affixes qui précisent le sens, présentent une richesse de nuances qu’on ne rencontre dans aucune langue vivante. Et ainsi l’homme de science trouve dans ce langage admirable toutes les ressources nécessaires à la justesse de l’expression qui lui est chère. »
Qui sait le sens de la racine sait le sens du mot nouveau. Bien plus, le mot porte avec lui sa définition. L’Esperanto réalise donc une économie très grande de mots et épargne un effort aussi grand à la mémoire. Quelques exemples achèveront de le démontrer. Là où le français a recours à des mots tout à fait étrangers les uns les autres, l’Esperanto se borne à adjoindre un suffixe à une même racine :
mal :
grasa, gras ; favoro, faveur ; rapida, rapide ;
malgrasa, maigre ; malfavoro, disgrâce ; malrapida, lent.
eg :
pluvo, pluie ; ondo, vague ; bela, beau ;
pluvego, averse ; ondego, lame ; belega, superbe.
et :
kanti, chanter ; batali, combattre ; monto, montagne ;
kanteti, fredonner ; bataleti, escarmoucher ; monteto, colline.
in :
frato, frère ; bovo, bœuf ; onklo, oncle ;
fratino, sœur ; bovino, vache ; onklino, tante.
Toutes les formations de mots possibles sont possibles. En français, nulle racine ne comporte toutes les formations possibles, et pour traduire les idées correspondantes, il faut employer une infinité de synonymes :
manĝi : manger ;
manĝo : manducation ;
manĝado : repas ;
manĝaĵo : mets, aliment ;
almanĝaĵo : hors-d'œuvre ;
manĝejo : réfectoire ;
manĝujo : mangeoire, crèche ;
manĝeti : collationner ;
manĝegemo : gourmandise ;
etc… etc…
Toutes les fois qu’il le peut, l’Esperanto évite les frais d’une racine nouvelle. Dans ce but, il combinera aussi entre elles les racines et formera des composés :
matenmanĝi : déjeuner ;
tagmanĝi : déjeuner (milieu du jour) ;
vespermanĝi : dîner ;
noktomanĝi : souper ;
fervojo : chemin de fer ;
lumturo : phare (tour lumineuse) ;
monoferado : souscription (offrande d’argent).
Les mots dérivés de la même racine, si voisins qu’ils soient par la forme, sont toujours nettement distincts et ne donnent jamais lieu à ces confusions qui naissent à chaque instant dans notre langue des homonymes et des paronymes. Leur sens n’est jamais ambigu ou incertain. Ils sont immédiatement compris et il n’est pas possible qu’on hésite, parce que les éléments constituants de chaque mot, sont intacts et s’accolent les uns aux autres sans soudure, sans que jamais se produise ni crase, ni contraction. La racine, comme les suffixes, reste intangible. En français, au contraire, les racines, soit dans leur union avec les suffixes, soit dans les flexions, se modifient, se déforment au point de devenir méconnaissables. La racine lire, dans la conjugaison, reçoit 70 formes différentes. Si l’on ne sait le latin, comment voir la même racine dans lever, léger ; dans faction, faiseur, suffisance, difficulté, bienfaiteur, confiture ; dans clore, cloison, claustral, inclure ?
L’Esperanto juxtapose, agglutine les éléments des mots. Il appartient à la classe des langues agglutinantes (gluten-glu), du côté seulement de la formation des mots. Vous serez surpris d’apprendre que la langue qu’on vous propose est de la même famille que les langues tongouse, mongole, turque ? Vous le serez encore peut-être d’apprendre que ces langues sont la régularité même et que le turc, par exemple, paraît être, selon les expressions d’un orientaliste éminent, « le résultat des délibérations de quelque académie ». Il me plaît de vous en donner au moins un exemple, d’après Max Müller :
Sev exprime l’idée d’aimer ; mek marquant l’indéfinitif ; in, le réfléchi ; ish, la réciprocité ; dir, la causalité ; il, le passif ; on aura :
sev-mek : aimer ;
sev-in-mek : s’aimer ;
sev-ish-mek : s’aimer l’un l’autre ;
sev-dir-mek : faire aimer ;
sev-il-mek : être aimé ;
sev-ish-dir-il-mek : être amené à s’aimer l’un l’autre.
Chaque élément du mot reste distinct, la racine invariable est comme le leitmotiv du mot.
C’est la nécessité qui suggéra à ces peuples nomades cet ingénieux système. Sans cesse errant à travers les steppes et les déserts pour qu’ils pussent se comprendre quand ils se rencontraient, quand ils se retrouvaient, il fallait que le vocabulaire, c’est-à-dire les racines qui en constituent le fonds, fût inaltérable comme une monnaie d’échange qui garde fidèlement l’empreinte et la légende gravée. Ne doit-il pas en être de même de l’Esperanto puisqu’il sera la monnaie sans cesse en circulation, la monnaie courante, à côté des monnaies nationales, de nos modernes nomades, voyageurs et commerçants ?
Ainsi avec un petit nombre de racines, l’Esperanto compose un vocabulaire d’une richesse inépuisable, capable de suffire à tous les besoins nouveaux, à toutes les idées nouvelles. Les racines ne sont guère plus de 2.000.
La solution était simple ; il n’était que de s’en aviser. Pourquoi aller chercher si loin ce que l’on avait tout proche, pourquoi fabriquer péniblement un matériel déjà en usage, pourquoi ne pas puiser au trésor infini des langues vivantes ? Et n’est-il pas naturel qu’une langue internationale soit composée de racines internationales, et ces racines choisies en proportion de leur internationalité, en d’autres termes, élues d’après le principe de la représentation proportionnelle. Ce critérium ménageait toutes les susceptibilités et devait obtenir un universel suffrage, d’autant plus que, dans une mesure différente pour chaque peuple, mais très appréciable pour tous, il diminue l’effort et soulage la mémoire. Il n’y avait donc qu’à dresser la statistique des langues et des habitants qui les parlent et, pour ainsi dire, la carte électorale. Approximativement on compte :
145 millions d’hommes parlant anglais
100 — — — russe
77 — — — allemand
65 — — — espagnol
50 — — — français
42 — — — italien
30 — — — portugais.
Si je vous fais remarquer que le vocabulaire anglais, pour plus des deux tiers, appartient aux langues classiques (sur 43.566 mots, 29.853 sont tirés des langues classiques), vous conclurez que la majorité des racines ainsi élues sera tirée des langues romanes dans la proportion de 75% environ. Si donc l’Esperanto a une couleur latine, comme quelquefois on le lui a reproché, l’auteur n’y est pour rien. Ainsi 75% des racines, les Français, les peuples latins et les Anglais aussi les connaissent, et nous n’avons pas à les apprendre. Nous savons presque l’Esperanto sans l’avoir appris ; nous parlons Esperanto sans nous en douter, comme M. Jourdain faisait de la prose. Vous comprendrez de suite cette phrase : « Simpla, fleksebla, belsona, vere internacia en siaj elementoj, la lingvo Esperanto prezentas al la mondo civilizita la sole veran solvon de lingvo internacia ; ĉar, tre facila por homoj nemulte instruitaj, Esperanto estas komprenata sen peno de la personoj bone edukitaj. Mil faktoj atestas la meriton praktikan de la nomita lingvo. » Et vous direz : « C’est du français ! ». Un Anglais auquel Carlo Bourlet montrait un texte esperanto, s’écria : « C’est de l’anglais ! ».
Et pour le signaler en passant, quand les anglais devront renoncer à leur rêve orgueilleux et irréalisable d’imposer leur langue à l’univers, ils seront les meilleurs propagandistes et les plus intéressés à la propagande de l’Esperanto, car ils ne sont pas très polyglottes. Mais les Allemands, objectera-t-on, seront moins favorisés ? oui ; toutefois, ils seront plus favorisés qu’il ne semble. Ils retrouvent la bonne moitié des mots de leur langue dans l’Esperanto. En effet, beaucoup de racines sont communes à l’allemand et à l’anglais et obtiendront la majorité à l’élection. De plus, l’allemand possède de nombreuses racines romanes, le latin ayant été longtemps un instrument de civilisation universelle. Enfin, chaque jour, par la diffusion de la science et des littératures, les nombres des racines internationales augmentent.
Ces raisons font que les Slaves eux-mêmes possèdent beaucoup des racines de l’Esperanto. Toutefois, ce sont eux qui auraient davantage le droit de se plaindre. Or, il se trouve que c’est en Russie, que l’Esperanto a pris son essor, qu’il a gagné les partisans les plus résolus, après ou avec les Suédois et les Norvégiens, c’est-à-dire ceux dont la résistance pouvait le mieux se justifier.
SPECIMEN DES ÉLÉMENTS
Atomo, aksiomo, formo, adreso, vagono, doktoro, telegrafo, teatro, filozofio, literaturo, scienco, fluto, violonĉelo, filologio, poŝto, fosforo, metro, poezio, vitriolo, tragedio, minuto, danci, etc. etc… tout-à-fait internationaux dans le monde civilisé.
Pura, muso, honesta, riĉa, asigni, flamo, marmoro, anonci, faceto, juna, masto, floro, anizo, devizo, etc. etc…, communs à 5, 6 et 7 langues : l’internationalité la plus grande qui existe pour ces éléments.
Domo, vidi, ne, fingro, mono, stabo, sendi, merito, nesto, profiti, parto, lipo, inviti, etc. etc…, communs au moins à deux grandes langues de l’Europe, et parfois latins. Encore la plus grande internationalité possible pour ces éléments.
Sed, tamen, pro, apud, dorso, cetera, oleo, muta, etc. etc…, internationalité latine et parfois néo-latine, la plus grande dont on dispose pour ces éléments.
Le vocabulaire de l’Esperanto est donc mixte et sur cette constatation, des gens l’ont traité de sabir. Ils ignorent que les langues les plus riches sont les plus mêlées, que l’anglais s’est enrichi aux dépens de tout l’univers, en l’enrichissant à son tour. Les langues empruntent et se prêtent volontiers. Elles prennent leur bien où elles se trouvent. Elles ne font guère de difficultés pour accorder aux étrangers le droit de cité ; elles ne chicanent pas les candidats sur leurs titres à la naturalisation.
Notre langue tout entière, la langue même de Victor Hugo, sur 7.000 racines, en doit la moitié au latin et pas moins de 3.800 aux langues étrangères et même aux langues les plus étrangères et les plus exotiques. Le malais en fournit 36 ! Sans paradoxe, on peut soutenir que l’Esperanto présente une homogénéité au moins aussi grande qu’aucune autre langue vivante.
D’ailleurs, qu’importe ? Le vocabulaire d’une langue peut être mixte ; ce qui ne saurait l’être, c’est la grammaire. C’est elle qui soumet les mots au même régime et qui leur donne pour ainsi dire une couleur uniforme. La grammaire de l’Esperanto est tout à fait originale par sa simplicité et sa logique Elle est si simple qu’elle tient sur une carte postale ; elle est si logique qu’avec un peu de bon sens et une heure d’étude, le premier venu l’appliquera aussi correctement qu’un académicien, la grammaire française. La méthode est ici encore celle que nous avons expliquée dans le vocabulaire : suivre l’instinct en le disciplinant. Or, la tendance de l’instinct, depuis des siècles, est d’acheminer la grammaire vers plus de régularité et de simplicité.
Du latin, le français n’a gardé ni les déclinaisons, ni les cas, qui ont disparu successivement ; il a réduit les trois genres à deux, les diverses conjugaisons à une qui soit actuellement vivante, la première ; il abandonne peu à peu des temps superflus et par exemple, il se contente aujourd’hui de deux temps au subjonctif. Mais combien lentement cette évolution s’accomplit, vous le savez, puisque avec la meilleure volonté du monde, avec le concours même du gouvernement, nous n’avons pas réussi à mettre à la raison notre capricieuse orthographe. Il faudrait une révolution pour enlever l’ x du pluriel à chou, pou,… ou le double t, l aux verbes en eler, eter ! La faute en est à l’imprimerie, au livre qui ont comme cristallisé les irrégularités. L’Esperanto, devançant l’œuvre du temps, d’un coup a fait triompher les humbles desiderata de l’instinct populaire, d’un coup il a emporté la Bastille des Joseph Prud’homme où se réfugiaient tous les abus grammaticaux.
Il est à peine besoin de prévenir qu’il n’y a pas une question de l’orthographe en Esperanto, que l’orthographe est logique, c’est-à-dire phonétique. Chaque lettre a un son unique, chaque lettre se prononce et la prononciation est harmonieuse et sonore. (En français le même son peut se transcrire de vingt manières différentes, tel le son in ; en anglais le divorce est complet entre l’écriture et la prononciation).
Tableau des 16 règles invariables de la grammaire :
o marque le substantif : patro : père.
a — adjectif : bona : bon.
e — adverbe : patre : paternellement.
j — pluriel : bonaj patroj : de bons pères.
n — complément direct : la patro legas leteron : le père lit une lettre.
— et lieu où l’on va : mi iras Parizon : je vais à Paris.
as — présent : mi amas : j’aime.
is — passé : mi amis : j’ai aimé.
os — futur : mi amos : j’aimerai.
us — conditionnel : mi amus : j’aimerais.
u — impératif-subjonctif : amu : aimez.
i — infinitif : ami : aimer.
ant — participe présent actif : amanta : aimant.
int — participe passé actif : aminta : ayant aimé.
ont — participe futur actif : amonta : devant aimer.
at — participe présent passif : amata : étant aimé.
it — participe passé passif : amita : ayant été aimé.
ot — participe futur passif : amota : qu’on aimera.
Ce tableau est si clair qu’il ne demande aucun commentaire. Cependant, quelques brèves observations en feront mieux saisir l’originalité. Voyez comme les complications du genre ont disparu. Les distinctions du genre ne s’appuient sur rien, ne servent à rien et les genres varient d’une langue à une autre. C’est apprendre deux fois un mot que d’en apprendre en même temps le genre et il n’est pas permis de l’ignorer sous peine d’être ridicule. Nous tombons à chaque instant dans ce piège quand nous parlons une langue étrangère. L’Allemand est fidèle à la logique de sa langue, quand il dit : « Ce femme regarde la soleil, le lune », mais sa logique ne désarme pas le rire.
L’indice uniforme du pluriel j supprime les casse-tête chinois de la formation du pluriel avec lesquels on casse la tête des petits élèves français jusqu’au certificat d’études primaires et même secondaires. Et n’est-on pas élève toute sa vie, est-on jamais sûr d’être passé maître dans les règles des participes ? L’Esperanto vous délivre de tout souci. Le participe ayant la forme de l’adjectif, s’accorde comme l’adjectif.
La conjugaison est vraiment admirable de régularité. La symétrie des désinences
as, ant, at — au présent
is, int, it — au passé
os, ont, ot — au futur
la rend plus facile à retenir et plus homogène. Le matériel est réduit au strict minimum. Les pronoms suffisent à marquer les personnes. Dans j’aime, tu aimes, il aime, ce n’est pas la désinence qui désigne la personne ! Les modes ont été simplifiés ainsi que les temps. Il n’y a pas de raison pour maintenir une forme différente à l’impératif et au subjonctif. Je veux, il faut qu’il vienne, équivalent à je le veux, il le faut, qu’il vienne.
Le participe est plus riche que le participe français car il a les trois formes logiques du présent, du passé et du futur à l’actif et au passif. Il marque des nuances que le français ne peut rendre d’un seul mot :
La domo estas konstruata : la maison est construite (si on la construit en ce moment).
La domo estas konstruita : (si la construction est achevée).
Il se construit avec un seul auxiliaire : être, esti. Mi estas vidinta : j’ai vu (je suis ayant vu).
Dans les langues européennes, les complications de l’emploi de l’auxiliaire avoir ou être, ne sont pas moindres que celles du genre et n’ont pas plus de fondement.
L’Allemand dit je suis rencontré, fui, boité, heurté, marché, etc…, l’Italien : je suis été, etc…
Toutes ces difficultés, toutes les difficultés grammaticales, l’Esperanto les ignore. Des chiffres seront plus éloquents qu’une dissertation. La conjugaison française (sans tenir compte des 600 verbes irréguliers) emploie 2265 formes grammaticales ! Je comparerais volontiers notre langue à une maîtresse de maison insouciante et prodigue. Elle a trop de serviteurs inutiles qui se gênent les uns les autres. L’Esperanto est une ménagère consciencieuse et sévère. Chez elle règne un ordre scrupuleux. Chaque chose est à sa place, chaque serviteur a sa tâche définie. Elle a l’air pauvre et en réalité elle est plus riche et d’une richesse plus solide que ses sœurs qui au milieu de leur luxe et de leur superflu manquent souvent du nécessaire.
Rien n’est plus facile que d’écrire et de parler correctement l’Esperanto si ce n’est le lire.
Pour comprendre une phrase dans une langue étrangère, il faut faire une analyse serrée, déterminer le rôle et la place de chaque mot. Cette détermination est souvent délicate, parce que les désinences n’indiquent pas suffisamment la nature du mot ou pas du tout ou même induisent en erreur. Ici, l’analyse est toujours rapide et sûre. Chaque catégorie grammaticale est définie par sa terminaison et il n’y a pas de double emplois dans les terminaisons. Chaque mot porte inscrit sa fonction dans la phrase. Reprenant le tableau précédent, vous pouvez le compléter en ajoutant à chaque règle les mots: toujours et uniquement. O marque toujours et uniquement le substantif, etc..
Si l’on imaginait quelque signe plus matériel, des caractères d’imprimerie différents, des couleurs différentes pour distinguer le substantif de l’adjectif, du verbe, le procédé frapperait davantage les yeux, mais il ne parlerait pas plus clairement à l’esprit. De plus, comme nous l’avons dit, les éléments du mot sont nettement distincts, indépendants les uns les autres et séparables. Si donc, en écrivant vous prenez la peine de séparer par un trait ces éléments, tout homme qui saurait lire, un enfant même, muni d’un seul dictionnaire où il trouvera la signification de chaque élément, pourra traduire et sans contresens un texte esperanto. Nulle langue vivante, cela va de soi, n’offre à aucun degré cet avantage. Texte :
Estim'at'a Sinjor'o
Mi permes'as al mi far'i al vi propon'o'n, kaj mi esper'as, ke Vi honor'os mi'n per Vi'a afabl'a respond'o. En Aŭgust'o de la nun'a jar'o, mi intenc'as far'i vojaĝ'o'n tra Vi'a land'o por esplor'i ĉu Vi'a land'o pov'as est'i bon'a lok'o de vend'ad'o por la produkt'o'j de mi'a fabrik'o. Sed krom la lingv'o'j hispan'a kaj esperant'a mi kon'as nenia'n ali'a'n lingv'o'n. Se Vi posed'as la lingv'o'n Esperant'o tiel bon'e, ke Vi pov'us liber'e parol'ad'i kun mi en tiu ĉi lingv'o, vol'u skrib'i al mi, ĉu Vi vol'os est'i mi'a akompan'ant'o en mi'a vojaĝ'o tra la divers'a'j urb'o'j de Vi'a land'o. La vojaĝ'o daŭr'os unu monat'o'n, kaj mi pag'os al Vi por ĉiu tag'o po 25 frank'o'j ; ĉiu'j'n el'spez'o'j'n de la vojaĝ'o mi kompren'ebl'e pren'os sur mi'n.
Atend'ant'e Vi'a'n baldaŭ'a'n respond'o'n, mi rest'as kun alt'a estim'o,
Vi'a humili'a serv'ant'o.
Quel que soit celui qui écrit, à quelque nation qu’il appartienne, Russes ou Norvégiens, ou Danois, ou Anglais, vous les comprendrez tous avec la même facilité. Lisez un journal espérantiste rédigé en Hongrie, au Canada ou en Hollande, ouvrez les recueils de morceaux choisis auxquels ont collaboré les écrivains les plus étrangers les uns aux autres par la race et par la langue, tous parlent le même Esperanto, et vous ne devinerez jamais leur nationalité à leur style. Le style a-t-on dit, c’est l’homme, c’est le peuple aussi. Chaque peuple a ses manières originales d’exprimer sa pensée. Chaque langue a ses idiotismes de style et de grammaire, et le dictionnaire et la syntaxe d’une langue ne sont qu’une collection d’idiotismes. L’Esperanto étant la langue de tous, n’aura pas d’idiotismes ou sa caractéristique, son idiotisme, si je puis dire, sera de n’en pas avoir ou de n’en pas avoir d’autres que ceux de la logique et de la raison. Pourquoi disons-nous au subjonctif :
Quoiqu’il soit malade, il est le seul que je connaisse, je suis ravi que vous soyez guéri, je ne crois pas qu’il pleuve, cas où la certitude est complète et où la logique demanderait, et où l’Esperanto emploie le mode de la certitude. L’Esperanto dira encore, conformément à la logique :
S’il viendra, je serai content.
S’il viendrait, je serais content.
L’analogie, de fausses, de spécieuses analogies ont confondu, bouleversé, l’emploi de nos prépositions. Comment relier entre elles les significations innombrables de notre préposition de ? Dans chaque cas, l’Esperanto cherche et trouve la préposition exacte. Ex :
Je viens de Paris : el (sortie)
Je parle de Paris : pri (au sujet de)
L’amour d’un père :
si le père aime son fils : de (origine)
si le père est aimé de son fils : al (mouvement vers)
Que faire de cela ? : per (instrument, moyen).
Les idiotismes de style seront traduits avec la même propriété et la même précision. L’Esperanto épure aux rayons du bon sens les mille tournures originales d’une langue, que l’on comprend mieux qu’on ne les analyse et qui sont dues souvent à la paresse ou à l’ignorance. Il dépouille en quelque sorte la pensée de son vêtement d’occasion pour la faire briller toute nue. Il ne se paie pas de mots, et toutes les fois que dans nos langues le mot est vague ou inexact, l’Esperanto y substitue le mot juste et qui suffit. Voici quelques exemples empruntés à M. de Beaufront :
Porter malheur : kaŭzi malfeliĉon, causer un malheur.
Porter sur les nerfs : inciti la nervojn, exciter les nerfs.
Porter les yeux sur : turni, direkti la okulojn, tourner les yeux vers.
Porter en compte : enskribi, inscrire.
Porter à 100 mètres : atingi ĝis, atteindre à.
Porter la main à : almovi la manon, approcher la main de.
L’Esperanto manquera-t-il, comme on l’a prétendu, de couleur, de saveur, de génie propre? Certes, il faut faire cas de la couleur, à condition qu’elle ne s’achète pas aux dépens de la clarté ; mais n’a-t-elle pas une saveur singulière et de plus en plus précieuse et rare de jours jours, une langue qui ne vise qu’à la simplicité et à la netteté ? Le génie de l’Esperanto est-il si différent de celui de notre langue du XVIIe siècle, qui n’employait que des termes généraux, des expressions communes et en petit nombre, langue toute rationnelle, qui repoussait de propos délibéré toutes les fantaisies et les hardiesses de l’imagination individuelle ? Et n’est-ce-pas à ce génie même, autant qu’au talent de ses écrivains qu’elle doit d’avoir été si longtemps une langue universelle ?
Mais la clarté de la phrase, dira-t-on, ne tient pas qu’au choix des mots, mais encore et surtout à la place des mots. Quel sera l’ordre des mots en Esperanto et comment conciliera-t-il les habitudes différentes des langues ? L’Esperanto exclut la construction des propositions subordonnées allemandes ; à cela près, il autorise toutes les constructions ou plutôt, il n’en tolère qu’une, celle qui reproduit le mouvement de la pensée de l’auteur. L’esprit humain procède de plus en plus par analyse et en dernière analyse même, l’ordre synthétique du latin et du grec se réduit à l’ordre analytique, comme l’a prouvé M. Weil dans une thèse célèbre. L’ordre des mots en Esperanto sera analytique, sans s’assujettir à l’uniformité, à la rigidité de la phrase française. Il n’y a pas qu’une manière de traduire cette idée :
Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.
La construction de l’Esperanto est libre et elle peut l’être sans que la clarté en souffre, grâce au cas régime. Le complément direct d’un verbe reçoit la désinence n. Le sujet et le complément peuvent donc être placés avant ou après le verbe, selon leur importance et ils ne risquent pas d’être confondus. Ex :
Mia frato legas leteron (Mon frère lit une lettre).
Leteron legas mia frato (C’est une lettre que lit mon frère).
C’est le seul sacrifice que l’Esperanto fasse aux langues synthétiques et ce sacrifice est largement payé par les services rendus et la souplesse qu’il donne à la phrase.
Carlo Bourlet, un mathématicien, libre de tout préjugé linguistique, l’a bien compris et mieux expliqué :
« Les perfectionneurs en chambre, qui n’ont jamais ni parlé ni enseigné l’Esperanto, croient introduire une simplification géniale en rendant l’accusatif facultatif. C’est une profonde illusion. Pour éviter l’obligation du cas d’objet, ils seront non seulement forcés d’imposer un ordre de mots dans la phrase, mais encore d’indiquer dans leurs dictionnaires la nature (transitive ou non) de chaque verbe, et ainsi d’exiger un effort considérable de mémoire de l’étudiant. »
« D’ailleurs cet accusatif, dit facultatif, deviendra obligatoire dans les inversions ; et ainsi leurs grammaires se grossiront de longs commentaires pour énoncer la liste des cas où l’accusatif est inévitable. »
« Il est toujours dangereux de vouloir juger une langue par un simple examen théorique, quelque approfondi qu’il soit ; il est encore plus dangereux de prétendre retoucher un mécanisme aussi complexe qu’est une langue en plein perfectionnement. On croit perfectionner un rouage, et on arrête toute la machine pour n’avoir pas pu prévoir les répercussions lointaines d’une modification en apparence anodine. »
« Un fait indéniable prime tout : c’est que depuis vingt-trois années qu’il est employé par des milliers d’hommes, dans les circonstances les plus diverses, l’Esperanto n’a jamais failli à son rôle. Tous ceux appartenant à n’importe quelle nationalité qui l’ont pratiqué, sont unanimes à vanter son extraordinaire facilité, sa précision et sa clarté. »
« Que faut-il de plus ? »
« Est-ce à dire que l’Esperanto, à jamais pétrifié dans une forme, immuable, ne progressera plus ? Certes non. Chaque jour, telle une vraie langue vivante, l’Esperanto s’enrichit de termes nouveaux dont son comité de Linguistique enregistre ceux qui sont bons et que sanctionne l’usage. Et ainsi, par une évolution naturelle, la langue auxiliaire suivra le mouvement des idées et le progrès de demain. »
Ces qualités de précision, de logique, de souplesse, ne devraient pas rencontrer d’adversaires. Il en est cependant qui les nient, qui en contestent le caractère pratique sous prétexte qu’elles sont artificielles, que l’Esperanto est une langue artificielle, c’est-à-dire morte. Ils s’imaginent qu’il ne saurait y avoir de langues vivantes que celles que nous parlons. Les irrégularités mêmes de ces langues leur semblent la condition de la vie et à leurs yeux, elles acquièrent une vraie valeur, une sorte de dignité que la grammaire et l’Académie consacrent, devant lesquelles ils s’inclinent respectueusement sans discuter. D’après eux, le langage est naturel, on ne discute pas la vie et nous sommes incapables de créer de la vie. Ils se trompent certainement. Il n’y a pas de langue naturelle ; elles sont toutes conventionnelles, elles sont l’œuvre de l’homme, la création de l’homme, celle qui lui appartient en propre et précisément le distingue de l’animal. Ne voit-on pas, et je l’ai déjà indiqué, que l’histoire de notre langue est l’histoire des conquêtes poursuivies sur le désordre et l’anarchie. Sans remonter plus haut, qu’ont fait et Malherbe et Richelieu qui institua l’Académie, et qu’a fait l’Académie, que continue-t-elle à faire sinon corriger, atténuer les erreurs et les fausses perceptions de l’instinct ? Notre langue est si conventionnelle que la Convention qui décréta un système de poids et de mesures uniforme eut pu décréter aussi bien une orthographe, une grammaire nationale et c’eut été, sans doute, le triomphe de la Convention !
On ne saurait trop y insister. Par rapport à la langue parlée, la langue écrite, étant savante, n’est-elle pas artificielle ? Elle a ses tours propres, son vocabulaire propre. Le français est une langue aristocratique, « créée par le travail d’une élite intellectuelle et d’une élite sociale », que l’on ne peut bien écrire ou bien parler que si l’on a des dons spéciaux cultivés par un long travail.
Oui, l’on peut créer une langue vivante, et l’Esperanto est vivant et bien portant. Il a fait ses preuves dans le genre le plus difficile, qui est la meilleure pierre de touche de la valeur d’une langue, la traduction, et il s’y est montré au moins égal, sinon supérieur, aux langues les plus éprouvées. Déjà un millier de livres ont été traduits, chefs-d’œuvre anciens ou modernes. Telle est la souplesse de l’Esperanto qu’on a traduit Homère en vers, dans le rythme homérique et en vers aussi, et harmonieux et pleins, Shakespeare, Heine, Goethe, et d’autres poètes.
L’Esperanto pourrait donc avoir une littérature originale ? Et pourquoi pas, soutiennent certains espérantistes, et cette prétention a fait frémir d’indignation des esprits délicats, malheureux comme tous les délicats et qui, du haut de leur tour d’ivoire, nous traiteraient volontiers de barbares. Hâtons-nous de les apaiser et de les rassurer. Non, l’Esperanto restera fidèle à sa fin qui est, avant tout, pratique et il ne faut voir dans ces tentatives isolées qu’une manière de prouver les ressources de l’Esperanto ou une fantaisie de dilettante. Fantaisie bien tentante, Messieurs, bien excusable, bien permise. Ne doit-on pas éprouver un plaisir rare et subtil à sentir si docile à sa pensée une langue neuve, vierge de toute empreinte, loyale et sûre. D’autres délicats ne pourraient-ils pas répondre malicieusement aux premiers : « Nos langues sont bien vieilles, bien ingrates et rebelles ; il faut les rajeunir de temps à autre avec quelque couche de couleur romantique, symbolique ; leur charme échappe tout à fait aux étrangers, c’est peut-être nous qui le leur prêtons et nous les voyons avec des yeux complaisants d’amoureux ». Sans songer à nier que chaque langue ait sa beauté propre, très réelle, ne pourraient-ils ajouter que ce qui nous importe surtout dans une œuvre littéraire étrangère, c’en est moins la forme, la grâce extérieure et fugitive que le fonds d’idées, la substance solide, durable, que les traductions suffisent à nous le donner, que de plus en plus nous devrons nous contenter de traductions et que nous savons nous en contenter puisque tous les jours des critiques et des professeurs parlent éloquemment d’Ibsen et de Tolstoï, qui ne savent ni le norvégien, ni le russe, de d’Annunzio, qui savent mal l’italien, et de Nietzsche ou de Wagner, qui savent l’allemand mais qui préfèrent lire ces auteurs dans une traduction ! L’Esperanto servirait et suffirait à ce rôle de traductions. Une seule traduction vaudrait pour le monde civilisé ; elle serait faite par un compatriote de l’auteur, plus capable de saisir et de rendre toutes les finesses de sa langue qu’un traducteur étranger et elle pourrait être surveillée, revue par l’auteur lui-même.
Que les délicats soient donc moins difficiles ou moins dédaigneux, qu’ils laissent l’Esperanto remplir sa tâche de langue auxiliaire aussi utile que modeste.
Les délicats d’ailleurs, ne souffriront plus des tortures que nos langues nationales subissent quotidiennement, quand elles sont écorchées par des étrangers qui les savent imparfaitement.
Qu’ils réfléchissent que notre Société moderne ne vit pas de belles phrases et d’harmonie.
Qu’elle soit plus utile que brillante, soit ; mais dans une démocratie cette sœur pauvre, mais accueillante à tous, toute à tous, serviable infiniment, fera chaque jour apprécier davantage ses services.
Rien n’a plus contribué à mettre ces services en lumière que les congrès universels qui, depuis 1905, ont réuni, chaque année, des centaines et des centaines d’Esperantistes, douze cents en moyenne, successivement à Boulogne-sur-Mer, Genève, Cambridge, Dresde, Barcelone, Washington, Anvers, Cracovie, Berne, Vienne. Le dixième Congrès devait s’ouvrir le 2 Août 1914, l’année fatale ; il avait enregistré environ quatre mille adhésions.
Ces assises solennelles, ouvertes à tous, ont permis aux plus incrédules de voir, d’entendre, et de se convaincre que la langue était uniformément parlée, uniformément comprise, qu’elle était une véritable langue, aussi propre à être parlée qu’à être écrite et que toutes les langues humaines, je veux dire tous les organes vocaux, (les anciens désignaient et nous désignons encore par le même mot le langage et l’organe du langage articulé) se prêtaient à l’emploi du même commun langage. Pendant huit jours, donc, on pouvait assister à ce spectacle nouveau, unique, d’une foule, la plus bariolée, la plus internationale qui fut, formant une société homogène, au milieu d’un peuple étranger et qui paraissait aussi homogène que la société locale, vivant d’une vie commune, assistant à des conférences, prenant part à des discussions sur les sujets les plus divers, applaudissant au théâtre des chefs-d’œuvre du pays qui les accueillait, traduits dans leur langue, écoutant dans les temples des sermons prêchés en leur langue, chantant d’une même voix les mêmes chœurs et enfin, naturellement, conversant, jouant, plaisantant avec l’aisance joyeuse de compatriotes en quelque assemblée de fête ! « J’ai vu le miracle de la Pentecôte » s’écriait, transporté d’enthousiasme, le vénérable professeur de l’Université de Cambridge, Mayor.
Ce miracle, vous le verrez plus frappant encore dans les congrès de spécialistes. L’Esperanto sert à tout et suffit à tout aussi bien à la défense d’idées, de doctrines, qu’au développement du commerce, de l’industrie, à l’avancement des sciences, et savants ou commerçants, catholiques ou libre-penseurs, fonctionnaires, postiers ou agents de police, toutes les formes et tous les représentants de l’activité humaine auront de plus en plus recours à cet instrument universel. Nous ne retiendrons, pour exemple, qu’un Congrès, celui de la Conférence Internationale des Chambres de commerce, foire d’échantillons, groupements économiques et offices du tourisme qui a eu lieu à Venise du 2 au 4 Avril 1923 et qui groupa 209 organisations où 27 pays d’Europe, d’Amérique, d’Asie et d’Afrique étaient représentés.
Les Délégués des Foires d’échantillons constatent « unanimement que l’Esperanto est le meilleur, le plus simple et le plus économique des moyens de communications internationales et recommandent que désormais après des essais qui ont pleinement réussi, son emploi soit généralisé ».
La Chambre de Commerce de Paris, on le sait, avait déjà décidé d’introduire l’enseignement facultatif de l’Esperanto dans les Écoles commerciales ; elle avait déjà émis le vœu que cet enseignement soit généralisé en France et à l’étranger et que les Chambres de Commerce de tous les pays, soucieuses de faciliter les transactions commerciales favorisent la propagande rapide de la langue auxiliaire internationale. Son très distingué représentant M. Baudet, le fit voter d’acclamation à Venise. On voudrait reproduire toute son argumentation. Il faut se borner à citer ce joli mot : « Vous avez tous une machine à écrire ; quelques uns ont des machines à calculer. Eh bien, il existe une nouvelle machine qui s’appelle la machine à s’exprimer universellement ».
La démonstration est faite, conclut le secrétaire général de la Chambre de Commerce Italienne, tous les doutes sont tombés devant l’éclat des faits et de la vie qui a animé la Conférence. « À la bourse des marchandises des commerçants de vingt nations traitaient leurs affaires aussi aisément que des négociants du même pays parlant leur langue maternelle. Dans les discussions, tout a marché vite et sans interruption : on a même entendu des orateurs éloquents charmer les oreilles italiennes, car l’Esperanto est doux et harmonieux comme une langue du Midi ».
Voilà comment les choses se passent entre gens d’affaires et commerçants. Voici ce que le Secrétariat de la Société des Nations a constaté à la Conférence internationale d’autorités scolaires, dont les débats se sont déroulés à Genève en Esperanto et ce qu’il a consigné dans un rapport officiel : « Il faut avouer qu’on est frappé de l’aisance et de la rapidité avec laquelle les délégués de tous les pays s’expriment et se comprennent. Au lieu d’être sans cesse interrompue par des traductions, la discussion se poursuit avec une fluidité remarquable. On entendit jusqu’à 32 orateurs en une même séance et l’on accomplit en trois jours une somme de travail qui aurait pris une dizaine de jours à une conférence ordinaire à plusieurs langues officielles ». De pareils témoignages et si concordants sont assez éloquents n’est-ce pas et convaincants ?
Notre vie moderne a besoin d’une langue auxiliaire commune ; elle l’aura ; le besoin a créé l’organe, il en vulgarisera, imposera l’usage. Dans tous les pays, la propagande un instant interrompue par la guerre, a repris une ardeur et un rayonnement nouveaux. Il semble que partout l’on veuille rattraper le temps perdu. L’Orient n’est pas en retard sur l’Occident, si même le Japon ne tient pas bientôt la tête du mouvement.
La plus puissante des organisations, U.E.A., l’Association Universelle Espérantiste, dont le siège est à Genève, multiplie les initiatives fécondes. Elle a des représentants dans plus de 1.200 localités du monde, des délégués nombreux se chargent de fournir des renseignements de toute sorte, et à venir en aide de toute façon aux Esperantistes qui s’adressent à eux.
Dans chaque pays se sont fondées des sociétés de propagande (groupées en France en une société Générale : la S.F.P.E. — Société française de propagation de l’Esperanto), qui peu à peu, patiemment, tissent le réseau de leurs groupes ; leur action indépendante converge avec celle des sociétés voisines et bientôt par dessus les frontières une trame serrée enveloppera la terre.
Est-il besoin de vous donner des chiffres, la statistique des groupes, des revues, des journaux, des livres ? Vous n’apprendriez peut-être pas sans surprise que la bibliothèque de l’Office central à Paris contient environ quatre mille volumes en Esperanto ? Mais à quoi bon, vous ne doutez plus de la vitalité de l’Esperanto, ni de son triomphe certain. Que les timides se rassurent et s’enhardissent. Ils n’ont plus à braver des préjugés périmés. Il ne s’agit que de consentir un effort de quelques semaines. Repoussez surtout ce sophisme paresseux et souvent répété: « J’apprendrai l’Esperanto quand tout le monde le saura ». Ce raisonnement est à peu près aussi sensé que celui de ces timorés qui, à l’invention du téléphone, disaient : « J’achèterai un appareil quand tout le monde en possédera un ».
On vous insinuera encore d’attendre que les gouvernements se mettent d’accord et instituent l’enseignement officiel de la langue. Certes, un jour, cette consécration interviendra ; elle serait précieuse, décisive ; elle est nécessaire, mais ne comptons d’abord que sur nous-mêmes ; aidons-nous nous-mêmes et l’État nous aidera. Obligeons-le à reconnaître par les résultats acquis et dus à l’initiative individuelle, l’utilité de la langue auxiliaire. Et pourquoi la France toujours prompte aux gestes hardis et généreux ne serait-elle pas la première à la proclamer ? Quand sa grande voix, plus écoutée encore que ses envieux ne voudraient le faire croire, aura parlé, d’autres l’entendront. « Dès que certains gouvernements, soutient M. Meillet, auront fait accueil à l’idée, l’utilité de l’innovation apparaîtra de façon si éclatante que les résistances ne seront pas de longue durée ». Et l’innovation reçue, officialisée, c’est la face du monde changée en moins d’un an !
Quel beau rêve, si un jour l’immense famille humaine parlait une même langue et, encore une fois, je ne dis pas, une seule langue ! Ce rêve, qui ne voudrait le rêver, mais plutôt, puisqu’il ne faut pour cela qu’un peu de bonne volonté, qui ne voudrait le réaliser ? et écouter ces paroles de Tolstoï :
« Les sacrifices que fera tout homme de notre monde européen, en consacrant quelque temps à son étude, sont tellement petits et les résultats qui peuvent en découler tellement immenses, qu’on ne peut pas se refuser à faire cet essai. »
ou ces nobles et courageuses exhortations que faisait entendre, il y a deux ans, l’illustre savant Ch. Richet, à la fin d’une conférence devant un auditoire d’élite :
« Si vous voulez faire un grand pas en avant, l’avènement d’une langue auxiliaire, accessible à tous les hommes, sera depuis que la tour de Babel a été renversée le plus grand événement de l’histoire et un événement fécond en inappréciables bienfaits. »
« Le progrès est devant nous et non derrière nous. »
« Ayez le courage de comprendre l’avenir. Hélas, les hommes de mon vieil âge ne verront pas ces temps nouveaux. Mais peu importe. Nous aurons lutté pour le sublime progrès. Que la cause triomphe ou non, elle est assez belle pour que la gloire et l’honneur de la défendre me suffisent. »
Que l’effort est insignifiant, vous en êtes maintenant persuadés, que les résultats soient infinis, vous l’étiez déjà et l’expérience vous en fera découvrir encore d’imprévus. Il en est un qui intéresse notre éducation nationale, qui ne doit laisser personne indifférent et que je voudrais proposer à votre méditation. L’on se plaint du surmenage scolaire, avec plus d’âpreté que jamais. Il est dû, pour la grosse part, à l’étude des langues vivantes que l’on enseigne, que l’on ne peut plus ne pas enseigner en vue de la conversation courante, d’un point de vue étroitement pratique et sans autre préoccupation littéraire. Or, que de temps perdu pour la culture générale de l’esprit ! On farcit la tête de nos élèves de mots et de sons, sans la remplir d’idées.
À quoi bon savoir que le même animal s’appelle ici chien, là dog, ailleurs hund ? Il est dur d’exiger de chaque jeune homme « cultivé » qu’il acquière durant ses années d’étude à la fois la connaissance des sciences et celle de trois langues, toutes trois difficiles et pourtant la culture est à ce prix. Supposons l’Esperanto adopté. Que de peine épargnée, que de temps gagné et si la durée de la vie humaine ne s’allonge pas, les progrès innombrables des sciences allongent démesurément les programmes.
La pensée qui inspira le créateur de l’Esperanto, le docteur Zamenhoff, qu’il faut enfin nommer, qui le soutint dans ses recherches, l’affermit dans sa foi contre les assauts du doute et de l’ironie était toute désintéressée et d’une grande élévation. Dans sa petite ville de Bjelostoko (gouvernement de Grodno) où vivaient côte à côte, 4 races différentes (Russes, Polonais, Allemands, Juifs), il avait souffert vivement des haines qui les divisaient. Il jugea que ces haines n’avaient d’autre source, d’autre aliment, que la diversité des langues, que ses concitoyens ne s’entendaient pas, parce qu’ils ne se comprenaient pas et que les malentendus entre peuples et nations ne devraient pas avoir d’autre cause. Le docteur Zamenhoff espérait fermement qu’une langue commune effacerait les mésintelligences et rapprocherait les hommes, et c’est pour affirmer cet espoir qu’il appela Esperanto, celui qui espère, la langue qui, dès son enfance, occupa toutes ses pensées.
La paix universelle est peut-être une chimère ; mais si haut, presque impossible que soit cet idéal, n’est-ce pas notre devoir d’homme de travailler à le rendre moins improbable et d’y croire même, comme y crut notre grand Pasteur : « Je crois invinciblement que la science et la Paix triompheront de l’ignorance et de la guerre ».
Après avoir suffisamment mis en relief les avantages immédiats de l’Esperanto, me sera-t-il permis, devant un auditoire pour qui l’utile n’est pas le dernier mot de la vie, ni le premier, et pour rendre au docteur Zamenhoff l’hommage qui sans doute le toucherait davantage, me sera-t-il permis d’exprimer aussi l’espoir que le triomphe de l’Esperanto préparera l’avènement d’un âge où régnera parmi les peuples plus de justice et de solidarité ?
Si la France a toujours combattu, au premier rang, pour ces nobles idées, n’est-ce pas aux Français, les premiers, à accueillir, à répandre cet admirable instrument de Progrès et de Paix ?
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Notes complémentaires à la réédition numérique du texte de C. Aymonier
L’argumentaire ci-dessus montre à quoi ressemblaient les conférences publiques de présentation de l’espéranto organisées par le mouvement espérantiste dit "neutre" en France en 1925. Voici quelques notes pour comparer avec aujourd’hui (2017) et encore pour élargir le champ des manières de faire.
L’auteur : Camille Aymonier (1866-1951)
Camille Aymonier fut, à partir de 1900 avec Rollet de l’Isle, Carlo Bourlet, Théophile Cart, le Général Sebert et le Recteur Boirac "l’un des pionniers des temps héroïques du mouvement", selon la nécrologie que lui consacra Jean Couteaux : Nekrologo pri C. Aymonier.
Camille Aymonier était professeur de lettres. En 1900 il commença à faire des conférences et des cours pour la nouvelle langue internationale, dont il fut l’auteur de la première grammaire complète — le Dr Zamenhof, initiateur de la langue, n’ayant jamais publié de traité théorique.
Ce que ce texte disait de nouveau en 1925 — et ce qu’il ne disait pas
En 1925 cette conférence-type participait au renouveau du mouvement pour la langue auxiliaire internationale en France.
Après le brillant succès du premier congrès mondial d’espéranto tenu à Boulogne-sur-Mer en 1905, le mouvement fut touché à partir de 1908 par un schisme et des rivalités, mais dont les dégâts n’eurent rien de commun avec la défaite morale des pacifistes que fut la guerre mondiale, à laquelle suivit en 1921 l’interdiction de l’espéranto dans les lieux d’enseignement (circulaire Bérard, annulée en 1924), tandis qu’à la Société des Nations le projet pour son adoption était bloqué par la représentation française.
Ce texte était un patron pour préparer des conférences publiques d’information et il présente tout l’argumentaire espérantiste classique des années 1900. Il est similaire à celui de Carlo Bourlet "Une Langue auxiliaire scientifique" (1910) dont il cite de nombreux paragraphes.
Cependant, à l’inverse de ce qui était alors admis et qui sous-tendait l’ancien argumentaire, ce texte nie que la langue Esperanto soit de famille latine, malgré l’évidence d’un vocabulaire très majoritairement néo-latin (voir par ex. : "Por kaj kontraŭ Esperanto", de H. Vallienne, 1906).
Qualifier l’espéranto de langue agglutinante et le comparer au turc était à l’époque courageux et a pu déplaire. Mais aujourd’hui les espérantistes utilisent ce fait pour disculper l’espéranto d’être un projet occidental pro-européen, ce qui plaît au public du XXIème siècle.
L’argumentaire raille les complications des langues dites naturelles dans leur conjugaison, la difficulté du genre des mots, l’irrégularité de l’orthographe et de la prononciation.
L’espéranto est certes beaucoup plus logique et facile, mais c’est passer sous silence que ces complications peuvent présenter quelque avantage linguistique : là où le francophone dit "je suis…, vous êtes…", l’espérantophone dit "mi estas…, vi estas…" qui ne diffèrent que par les sons "m" et "v" sur lesquels la prononciation et l’oreille doivent se porter, tandis que l’auditeur francophone peut reconstituer le "je" et le "vous" s’ils ont été masqués par un bruit ambiant ou par de l’inattention.
Ce système redondant vaut aussi pour le genre des choses et atténue les défauts de prononciation et d’audition — non sans créer des jeux de mots et des contrepets, lesquels sont moins fréquents en espéranto.
Les idiotismes des langues naturelles n’ont par contre aucune justification, si ce n’est de créer un entre-soi en séparant les personnes qui maîtrisent la langue (qu’ils ont reçue comme langue maternelle) des autres qui devront encore s’y perfectionner.
Les amateurs de chicaneries grammaticales auront été amusés de remarquer que la vieille querelle entre "atistes" et "itistes" se trouvait déjà solutionnée dans ce texte, et cela au moyen des phrases-types que, des années après la mort de C. Aymonier, l’Académie d’espéranto donnerait pour modèles définitifs !
Mais l’argumentaire de Camille Aymonier aujourd’hui paraît incomplet par l’absence d’information sur le caractère propédeutique de l’espéranto.
Il s’agit d’une expérience éducative faite pour la première fois dans une école anglaise à Eccles en 1916-1917. Cela consiste à enseigner aux élèves une langue étrangère (c’était le français) après leur avoir enseigné l’espéranto : la langue étrangère est alors plus rapidement et mieux assimilée.
Ce fait, vérifié, est aujourd’hui souvent cité par les espérantistes, et l’on constate que la langue maternelle aussi est mieux maîtrisée. Le Rapport Grin concernant l’enseignement des langues donne des éléments de comparaison à ce sujet ; il s’agit d’un rapport officiel pour l’ Éducation Nationale (2005).
Cette conférence-type de 1925 nous paraît vieillotte en ce qu’elle ne s’adresse qu’à des "Messieurs", et incomplète car il n’y a aucun conseil pour organiser le débat et les réponses aux questions du public.
À cette époque en pareil cas cela ne se faisait pas, on allait écouter le conférencier dans la salle de la mairie comme on écoutait le maître d’école et le curé. Le dialogue pouvait se faire après, au bistrot. Aux politiciens et aux artistes les tonnerres d’applaudissements ou bien les quolibets, sifflets et tomates pourries.
Noter pourtant qu’en 1912 Camille Aymonier participa à un débat public contradictoire où il représentait l’espéranto face au camarade Papillon qui représentait l’ Ido. (Ce simple fait montre que S.A.T. ne s’est pas créé dans un esprit schismatique car le mouvement espérantiste ouvrier n’aurait pas manqué de choisir l’ Ido. Que ne devons-nous pas au talent d’orateur de C. Aymonier…)
L’espéranto est-il ringard ?
Traduisons la question : "Ĉu Esperanto estas eksmoda ?" Cette phrase est compréhensible par des débutants, sachant que : "ĉu" (prononcer tchou) signifie "est-ce que… ?", et que le mot "eksmoda" est un composé de "eks-", équivalent du préfixe français "ex-", et de "mod-" désignant la mode (ainsi que le mode, manière de faire).
L’espéranto ne disposant pas d’un mot à part qui signifierait "ringard", il traduit ce mot en traduisant son idée, en le définissant : "l’aspect d’être devenu hors mode", et il le fait au moyen de ces mêmes mots agglutinés en un "eks-mod-a" où le "a" final signifie "l’aspect" (adjectif).
Il n’existe donc pas de néologisme pour "ringard" en espéranto, et c’est justement ce qui fait qu’il ne le devient pas.
Il existe de nombreux dictionnaires pour traduire du français à l’espéranto. Au mot "ringard" suivent les propositions de traductions : "eksmoda" et "fajrostango". Ce dernier est un mot composé où fajro désigne le feu et stango une tige métallique ; donc "ringard" peut se traduire en espéranto par "tige-à-feu", c’est-à-dire "tisonnier" en bon français.
Il y a cent ans, tous les français savaient ce qu’était un tisonnier, objet dont ils se servaient quotidiennement pour agiter les braises et les brandons, faire descendre les cendres dans le cendrier. Aujourd’hui l’objet et le mot sont oubliés, surtout des jeunes qui préfèrent attiser l’écran de leur téléphone portable et qui peuvent se figurer que ce mot à la sonorité bien de chez nous appartiendrait au français littéraire, ou qu’il serait en rapport avec la boisson (cf. "tiser", de tisane)…
Il y a cent ans le mot "ringard", emprunté au vocabulaire de la sidérurgie et probablement d’origine germanique, désignait aussi un tisonnier. Puis, la production sidérurgique ayant été "restructurée", les chaudières à mazout ayant remplacé les poêles à charbon, le mot est resté dans le vocabulaire populaire mais en changeant de sens et il s’est transformé en un adjectif signifiant "vieillot", "vieux-jeu", "dépassé", "hors-mode", "out", "has-been", etc…, pendant que les tisonniers, les mouchettes et les soufflets disparaissaient avec râteliers et chenets.
Il n’est pas à exclure que dans vingt ans le mot "ringard" change encore de sens ou ne disparaisse à son tour, rejoignant les vieux rossignols et autres ringardises du passé… — et d’ailleurs pourquoi une "ringardise" plutôt qu’un "ringardisme" ou un "ringardage" ?
Conclusion : les mots "fajrostango" et "eksmoda" de l’espéranto font preuve de plus de tenue et de durabilité sémantique que les français "ringard" et "tisonnier". Cela tient à ce qu’un mot composé porte en soi son sens.
L’espéranto fait grand usage de tels mots et il est amusant de penser qu’une personne ignorant le sens des mots français "ringard" et "tisonnier", mais connaissant l’espéranto, n’a qu’à les chercher dans un dictionnaire français-espéranto pour en comprendre de suite le (les) sens, et en l’absence de phrase les définissant…
Cette petite curiosité sémantique servait à illustrer ce fait trop peu mentionné en faveur de la langue construite : elle est plus stable et plus "durable", pour reprendre un mot à la mode, que le français — sans comparer avec l’anglais !
L’espéranto est de plus très flexible et libère l’expression : "cindrostango" désigne une tige pour les cendres, donc un tisonnier aussi ; "cindrokroĉo" montre qu’il s’agit d’un crochet ; "cindroŝovelilo" est la pelle à cendres, et "cindroŝoveli" est l’action de l’utiliser ; "fajropikilo" désigne l’outil à piquer le feu, un pique-feu ; "fajrilo" désigne plus vaguement quelque outil pour le feu ; "ardigilo", dans le contexte d’un feu, sert à l’attiser, et dans le sens général c’est ce qui donne ardeur ; "flamvigligilo" sert à vivifier la flamme ; "kamenpurigilo" sert à nettoyer la cheminée ; "fandkirlilo" et "fandmiksilo" traduisent précisément le ringard manipulé par le fondeur, un machin pour brasser ou mixer les métaux fondus, et le fondeur "fandisto" peut au besoin se faire "fandkirlisto" ; "laŭmoda" est à la mode, en vogue ; "malmoda" n’y est pas du tout ; "malmodemo" est la conduite, la tendance à n’y être pas ; "malmodeme" ou "senmodeme" c’est se conduire sans se référer à la mode ; "ekstermoda", en dehors, l’ignore ; "kontraŭmoda" va à l’encontre de la mode actuelle ; "modkontraŭa" et "modopona" s’opposent à l’idée même d’être à la mode ; "modspita" s’en fout et "modspite" en est la posture ; "fuŝmodo" et "modaĉo" sont de mauvais goût ; "bongusta" est de bon goût mais dans la bouche seulement ; "mismoda" serait plutôt n’importe quoi, sans style, hors du coup, alors que "eksmoda" en fut ; "forgesinda" qualifie ce qui ne mérite pas qu’on s’en souvienne ; "forgesota", ce qui sera immanquablement oublié ; "forlasota" sera délaissé ; "eksfama" n’est plus en notoriété et qualifie un vieil acteur ringard, un "eksfamulo", dont le féminin est "eksfamulino" ; "moro" désigne les mœurs, us et coutume ; "kutimo" l’habitude, de coutume ; "tradicio" la tradition, la coutume ; etc, etc… — les dictionnaires français-espéranto paraissent toujours très incomplets…
Si l’espéranto d’aujourd’hui n’est certes plus tout à fait celui de 1887, date de sa naissance, on peut considérer qu’il s’est désormais à peu près stabilisé. Il a survécu à sa crise d’adolescence marquée d’abord par une période de projets de réformes grammaticales contre lesquels C. Aymonier s’opposa, puis par une période d’inflation des néologismes dans l’entre-deux-guerres.
L’espéranto en est sorti mieux conscient de son génie propre, assuré de sa viabilité, et porteur lui aussi d’une culture de langue.
Parallèlement à l’espéranto normatif ("fondamental") fixé en 1905, un espéranto littéraire s’est développé, dont la richesse tient plus aux tournures grammaticales et syntaxiques et aux trouvailles d’auteurs qu’aux néologismes qui ont perduré ou à quelques rares idiotismes ; l’espéranto oral, au vocabulaire basique, suffit pour exprimer toutes les nuances et sans risquer de ne pas être compris de l’interlocuteur ; et par ailleurs il existe des glossaires techniques spécialisés.
Nous pouvons répondre : "Esperanto estas ekstermoda !"
La manière qu’ont les espérantistes pour faire connaître leur langue est-elle ringarde ?
On peut penser que oui car, comme dans cet argumentaire de 1925, ils font appel (en 2017) à la raison, au sens de la responsabilité, à un projet rationnel pour des échanges coopératifs entre groupes culturels.
Depuis plus de cent ans les espérantistes, même ceux issus de la tendance dite "neutre", en appellent aux mêmes grandes idées et bons sentiments : progrès, civilisation, commerce (libéral ou équitable), émancipation (des hommes ou des travailleurs), démocratie, fédéralisme, éducation transnationale, efficience pédagogique, plurilinguisme, diversité culturelle, liberté, égalité, fraternité, etc…
La prévention que le public entretient vis-à-vis de l’espéranto étant une conduite psychologique irrationnelle (l’angoisse de renoncer à son identité) accompagnée d’un scepticisme raisonnable ("si ça marchait, ça ce saurait"), ne suffirait-il pas simplement de montrer que "ça marche" et chez des gens "normaux" ?
Depuis peu les nouvelles technologies de communication et les applications espérantophones pour téléphones portables permettent de réaliser à l’impromptu de telles démonstrations, de montrer qu’on peut discuter de manière approfondie (ou plaisante) au moyen de cette langue artificielle avec des gens aux autres bouts du monde, et qu’on peut le faire sans se voir conseiller d’aller consulter pour soins psychiatriques — du moins en France.
Cette manière directe n’est pas nouvelle et était déjà pratiquée en 1905 : Th. Cart avait créé une petite pièce pour trois acteurs, Une heure d’Esperanto, et le bal costumé du congrès mondial d’espéranto était ouvert aux visiteurs pour qu’ils voient les congressistes en costumes nationaux discutant librement.
Et si l’on préfère les grands et beaux principes, pourquoi ne pas en invoquer un neuf : l’espéranto est un facteur de développement spirituel et de stabilité psychologique.
En effet, de par la pauvreté de la langue en néologismes, le locuteur doit "construire" les mots qu’il emploie, son esprit est contraint à une analyse serrée des états psychologiques — car communiquer, c’est nommer ou décrire des états psychologiques (émis et reçus).
Cette pratique introspective, unanimement conseillée depuis des millénaires comme exercice de sagesse, se trouve mise en œuvre à l’insu du locuteur dans le cas de la langue espéranto, sans lien avec quelque précepte religieux, philosophique ou artistique que ce soit.
Les discussions en espéranto sont-elles moins superficielles que dans les langues nationales ? plus directes ? La stabilité sémantique s’accompagne-t-elle d’une stabilité psychologique ? de sagesse ? L’espérantiste entrouvre-t-il la porte de la sémiotique générale ? de l’âme ?
Le tapuscrit d’origine
La présente version électronique reproduit entièrement le texte du document d’origine.
Celui-ci, tapé à la machine à écrire, est constitué de 25 pages recto 21×27 cm obtenues au papier carbone ou au duplicateur à alcool et fixées dans une chemise.
Parce que l’orthographe présentait quelques erreurs on suppose que l’auteur avait transmis des notes manuscrites à une personne distante non espérantophone, laquelle devait envoyer par la poste les duplicatas aux "Orateurs de bonne volonté des Fédérations et des Groupes" mentionnés sur la couverture.
Liens vers d’autres textes visant à promouvoir la langue
Quelques liens dans le site d’ Esperanto-France (nom actuel de l’ancienne Société française de propagation de l’Esperanto mentionnée dans le texte) :
Quelques textes d’il y a cent ans.
Quelques articles récents (l’abonnement au petit bulletin mensuel de liaison Esperanto-Aktiv’ est gratuit par internet) :
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Pourquoi ont-ils appris l’espéranto ?
Langues du monde : le saviez-vous… ?
Cent bonnes raisons d’apprendre l’espéranto !
L’autre principale association d’espéranto en France est : SAT-Amikaro, plus axée sur le progrès social, l’émancipation des classes.
La variété des pages, des blogs et des sites web en rapport avec l’espéranto est inépuisable, autant que la ferveur des auteurs à contribuer en retour à son rayonnement.
Merci à Camille Aymonier, merci à tous.
Esperanto-Biblioteko Hippolyte Sebert
R.F.
(Les inter-titres hypertextes ci-dessous sont proposés pour faciliter la lecture au format web mais ne font pas partie du texte original.)
listo de reeldonitaj propagandiloj
Unuiĝo Franca por Esperanto
Biblioteko Hippolyte Sebert